Norvège, septembre 2016

Le pain, c'est Capital

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n itinérance comme dans une vie sédentaire, en tout lieu de la planète et depuis que la céréale est cultivée, le pain sous toutes ses formes constitue un élément de base de l’alimentation humaine.
Vient-il à manquer qu’ont lieu des révolutions…

Au cours de cette aventure, pour chaque pays, la découverte et l’adoption des pains, galettes, brioches et spécialités locales populaires constitue pour moi un substantifique axe d’exploration, duquel je tire énergie ainsi que plaisir gustatif et culturel. Du simit turc au karjalan piiraka finlandais, de l’obwarzanek polonais au koulouri grec, des pains de seigle et de sarrasin baltes aux empanadas ibériques, en passant par le burek des Balkans, la harcha marocaine et l’Apfelstrudel de Dalmatie, c’est une façon directe et simple de vivre comme les locaux, en s’en tenant à une pratique rudimentaire.

L’examen, dans une perspective de vie bonne, de ce que nous ingérons est une étape primordiale dans l’élaboration de la résistance aux logiques destructrices des circuits de la grande distribution et des géants de l’agro-alimentaire. La fabrication ou l’achat, puis la consommation de son pain, humble pitance comme parfois denrée de luxe, est l’un des actes, d’apparence anodin, qui fait d’emblée du mangeur un citoyen exerçant son libre-arbitre politique. Boycott et suffisance alimentaire sont deux pratiques pacifiques à même de bouleverser des régimes de production…

Puisque j’arrive dans les îles Lofoten, qu’il s’y trouve tout au sud un minuscule village du nom de Å, qui possède une boulangerie à l’ancienne où le pain est cuit au four de pierre (1844), je vous propose de nous faire un objectif d’aller y goûter ! Rendez-vous dans quelques jours pour des nouvelles du fournil.

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ission accomplie, puisque jeudi je suis passée à Å (prononcer O) à l’extrême sud des Lofoten, et que j’ai pu y visiter la boulangerie du 19eme siècle, où la cuisson se fait au feu de bois dans le four en pierre d’époque. Pains et brioches en sortent tous les matins métronomiquement à 9h, après une nuit de préparation. J’ai goûté, en échange de 30 NOK, au produit phare, le Kanelsnurr (rouleau à la cannelle, dont vous trouverez la recette en photo !), qui mérite sa réputation.

Le village, traditionnellement port de pêche à la morue, est devenu un incontournable touristique et cela se sent. Il illustre parfaitement bien comment la forme d’un petit microcosme peut être intentionnellement maintenue, tandis que son économie organique se trouve totalement réagencée, ce qui semble au passage un tour de force, si tant est que l’architecture soit fondamentalement l’expression d’une fonction et d’une culture. Ainsi, peut-être l’époque est-elle celle de la grande illusion, où la forme ne dissimule plus la fonction qu’elle soutenait, mais où la forme abrite une concaténation des fonctions historiques, face à quoi le premier regard du touriste, grisé par le trompe l’oeil plus vrai que nature destiné à relâcher sa bourse, ne saurait distinguer laquelle fonction exactement a cours. Mais faut-il refuser d’ouvrir un splendide coquillage au risque de le trouver plein d’une machinerie mazoutée qui le maintient dans son paraître ?
C’est la question stimulante des mécanismes et effets du tourisme dans les pays très riches comme la Norvège, comme dans des pays moins riches qui pâtissent (sans levain) et s’enlisent dans les logiques de l’économie de marché libérale, après avoir souvent souffert d’une l’économie planifiée, ou d’autres régimes autoritaires.

C’est aussi ici que s’exposent, dans une subtile dialectique, les ombres qui planent sur l’époque. L’une, temporelle, est la difficulté à penser et se situer dans une histoire et un avenir commun de l’aventure humaine qui fassent sens, chose flagrante dans la solution qui consiste à préserver et sacraliser (ce qui met littéralement hors de l’usage commun) systématiquement l’ancien et la tradition de systèmes limités au moyen d’un appareil économique dont le but est la croissance et la reproduction illimitées.
L’autre est ce faisant (avec tourisme de masse et nivellement mondial des aménagements, constructions, avec toutes choses optimisant la circulation infinie des flux d’argent et de gens) l’effet de dégradation et simplification de l’environnement, du milieu, qui est à la fois ce qui nous préexiste avec ses lois et ses conditions bourgeonnantes (le bourgeon contient la fleur en puissance), mais aussi ce que nous ne cessons de modifier avec nos lois et nos artefacts (nos champignons atomiques contiennent en puissance l’annihilation de toutes les fleurs), et ainsi de suite. Plus le capitalisme se déploie dans sa logique de croissance infinie (même sous les atours d’une métamorphose verte ou morale – ou d’une humeur socialiste à la norvégienne, juste bonnes à continuer d’attiser l’illusoire désir de l’avoir de ses esclaves en leur donnant une bonne conscience de surface) plus il reconfigure efficacement l’ultime fondement sur lequel il repose, qui n’est autre que la matérialité et la variété des puissances d’agir de ce monde.
Or, force est de constater à travers le voyage, qu’il les conduit vers l’appauvrissement, la perte de leur diversité. Quand tout finit par être même, le vivant disparait. Aussi ferait-on bien de s’appliquer à l’apprentissage d’un nouveau savoir être (et non un croire vouloir avoir) qu’on pourrait qualifier après l’anthropologie, d’entropologie (où entropie = transformation, tour), et dont le principe irait contre cette néantisation biologique, à la façon d’une pâte qui, levant et chauffant, développe, plutôt qu’elle n’amoindrit, tout l’éventail de ses virtualités.