France, décembre 2015

L'ensauvagement (Gironde, Landes)

I

l y a un pays dans le pays.

Et tout en moi commença par résister à ses dimensions nouvelles.

J’émergeais d’un vagabondage champêtre en ruralités normande, ligérienne, pictocharentaise, où j’avais fait mes premières armes dans l’hiver ’inhospitalier, tâchant de m’imposer très vite une discipline particulière, car je ne partais pas pour quelques semaines, cette fois-ci. Ma discipline portait sur plusieurs choses. Elle consistait en premier à apprendre la lenteur, la flânerie, à désapprendre le rythme de l’emploi, de l’administration, le tempo de la ville et de sa quotidienneté sociale. Il fallait se déconditionner du temps structurel d’une société sédentaire pour embrasser un temps individuel nomade mais pas égoïste, pas hyper-mobile, un temps d’écoute, d’apprentissages, tout reprendre à la base. Elle consistait aussi à trouver un équilibre physiologique, entre l’effort, la nutrition, le sommeil, les conditions de vie, nuit et jour au dehors. Laisser-aller temporel, ouverture aux aptitudes sensorielles habituellement dévalorisées, discipline corporelle et psychique (qui peut être aussi d’apprendre à ne rien faire de son corps), recherche de la justesse du besoin et de sa satisfaction hors des injonctions consuméristes et de l’industrie du sport, stoïcisme de la situation (aller dans le sens des choses), pratique de la réflexion péripatétique, toute une re-programmation comportementale, imaginaire et symbolique dont je reparlerai, et qui prit un fort tournant à travers le littoral sauvage.

La Mayenne, les Deux-Sèvres qui m’avaient paru vides et impénétrables, devinrent rétrospectivement extrêmement denses de vie, de vestiges, de traces d’activités humaines, depuis fort longtemps. Il peut sembler y avoir une apparence immaculée du paysage, alors qu’il est véritablement façonné, pétri par une main aussi ancienne et puissante que la civilisation régionale qu’il abrite. En les traversant je remontais le temps, je me sentais cavaler en roman gothique, porteuse de feuillets de première importance, faisant halte à la tombée du jour, préparant un camp sommaire, observant les nuages, repartant au petit matin, barda trempé, ciel menaçant, dépassant d’anciennes demeures fastueuse, de vieux châteaux aux fenêtres sans carreaux, des moulins désaffectés. Je ne rêvais que d’auberges où m’assoir cinq minutes près d’un bon feu, pour faire sécher mon attirail, et repartir au galop, ce fut un fantasme récurrent, mais cela n’existe plus. Passant de villages en hameaux, de bocages en champs ouverts, si je croisais rarement âme qui vive en ces temps humides et venteux, glaçants, partout j’observai l’habitat, la matière, la manière et l’architecture, l’agencement du bourg et des terres. J’adorais glisser au coeur du lieu-dit, très tôt quand le matin enveloppe encore maisons et église de son épaisse brume blanchâtre, quand j’arrivais enfin à à me réchauffer après la morsure des gelées de l’aube et de l’air des premiers kilomètres sur mes mains, mes jambes et mes pieds, que je devinais aux premières lueurs à la fenêtre, au premier ronronnement de moteur, à l’écho fuyant d’un troupeau derrière la haie, aux tintements lents de la cuillère qui raclait le bol, à l’épaisse fumée qui se dégageait des cheminées, qu’il y avait pourtant bien des vivants ici, qui ignoraient en cet instant qu’un être étrange filait en silence entre leurs demeures, tous sens en éveil.

Quand je suis repartie depuis La Rochelle, m’attaquant à la Côte d’Argent à partir de Royan, eh bien c’est le littoral aquitain qui a fini par m’attraper. Voici comment.

A la densité familière précédente succéda d’un coup un sentiment étrange d’altérité. Non qu’on puisse dire, traversant la forêt qui borde l’océan pendant plusieurs jours en toute solitude, qu’on ait affaire à de « l’authentique Nature », un abstrait partage obsolète. Au contraire, le procès du monde devenant monde comme gigantesque système d’interactions entre puissances d’agir devient transparent. Devient évident. Il est nommé, montré, à découvert. Ce qu’on appelle la forêt des Landes, partiellement millénaire, puis très largement étendue par l’humain depuis 150 ans (en lieu et place du système agro-pastoral auparavant adapté au territoire marécageux, peu fertile, et en matant les bergers incendiaires), est une immense monoculture de pins maritimes, fixant les dunes, assainissant le territoire, exploitée, surveillée, discutée, expérimentée, réglementée, mesurée, quadrillée de part en part de perpendiculaires numérotées. Routes, véloroutes, immenses trouées pares-feu, vastes zones déboisées où sont plantées de petites pancartes annonçant qu’ici, on maintient la Nature en état en replantant des arbres ! C’est de la facticité totalement exposée de ces branchements hybrides (c’est plutôt cela la « nature », de l’hybride en perpétuelle actualisation, dans une infinité d’agencements – j’emprunte le terme et m’inspire des remarquables démonstrations de Bruno Latour) que naissait un type d’expérience radicalement différent. (La forêt amazonienne aussi est le lent résultat d’une somme d’interactions avec ses habitants, animaux et humains, au cours des siècles).

Ce à quoi s’ajoutaient les traces d’une population estivale en forte augmentation mais totalement absente en cette saison, un spectre gesticulant, bavard, plein de coups de soleil, de crème protectrice odorante, de mioches, de pelles, de saucisses et de frites, de maillots ensablés, de bouées en forme de dragons, d’ondes radios et d’aboiements, qui surgissait à chaque tranchées, réduit à un mutisme de mime expressionniste. Car sur le bord du bord de la sylve poussent comme des champignons des zones de délassement vacancier, des agglomérats de cahutes, des structures façon bungalow, des pavillons mobiles de villégiature. Tout cela vidé, inerte sur mon passage, tout baigné, à travers les branches, dans les rayons codés en morse d’une étoile d’hiver. Et quand la végétation n’est plus, stoppée net par les amoncellements de sable charrié par l’océan, ce sont des maisons plus solides, mais des villes tout aussi surréalistes, comme quittées précipitamment, pétrifiées, hameaux de far west où soufflent des vents marins, où traînent de vieux cotillons, où tous les volets sont clos, où les voies sont couvertes d’une couche de sable, qui va en s’épaississant sur les côtés et grimpe même sur les murs, de la neige en décembre sur la plage, oui si je ne foulais pas moi-même ces sentiers de géomètres, si sous mes pas et mes pneus ne crissaient pas des novemdécillions de micro-éclats de roches et leur nano-faune, si je ne sentais pas dans mes chaussettes la chaude accumulation des femto pépites dorées, je croirais à un village enneigé à Noël, abandonné pour cause d’effondrement des dunes, pour cause de retour du moustique vengeur, pour cause de soulèvement pastoral, pour cause de grand retournoiement du destin, pour cause de punition divine.

Refroidie aux premiers jours par cet univers, je résistai mentalement à l’analyse de ces lieux qui me semblaient bizarres, arrangés, barbants, que je ne comprenais pas, manquant d’informations, et je résistai physiquement aux longues droites de bitumes ou de terre qui se déroulaient à perte de vue, en artères de circulation, au coeur du poumon vert sous respiration artificielle. Je me lassai, en conséquence de mon refus net et buté à embrasser vraiment les lieux.

Alors, je tente un passage dans les terres, à la recherche du Girondin.

Je cherchais les héritiers des élites révolutionnaires modérées puis décimées qui ont laissé leur nom dans l’histoire de la république en France et en Europe, je trouve surtout de bourrus personnages qui me regarde par dessous, j’ai l’air louche, on m’observe de biais quand je cuisine au réchaud sur la place du marché, en plein village, fais-je désordre, je sens que je suis rangée dans la catégorie du touriste insouciant qui vient au spectacle, ou vue comme une vagabonde potentiellement néfaste, sans gêne, sale, qui n’a rien à faire là, deux figures essentiellement opposées, que j’incarne en une fois pour eux, qui menacent d’accentuer le foutage de camp d’un ordre pour lequel il paraît qu’il faille sans arrêt batailler en érigeant plus de murs encore entre soi et l’ennemi grand cause de ce délitement. Combien de bonjour dois-je lancer d’affilée pour qu’on me réponde, parfois 5, sans un seul retour.

L’hostilité à peine masquée des habitants du terroir me surprend, et c’est une fois épuisée en roulant la totalité des landes à présent couvertes de résineux, que je saisirai à nouveau qu’il y a un cercle, une forte intrication magnétique des pôles, que de la périphérie sableuse, industrielle, probablement privatisée, pleine de capitaux et de populations exogènes par intermittence, ils auraient beaucoup à dire des répercussions sur leur vie d’ici, dans leurs centres, à eux. Or, des cercles et des centres comme cela, qui s’excentrent et se recentrent selon d’où on les observe, il n’y a que cela, et ce n’est pas en les réduisant à des lignes de causalités A vers B à sens unique avec citadelle à la clef que l’on pourra travailler le vaste champs du bien commun, pour sûr. Je constatai bientôt qu’aucune population n’échappe au réductionnisme politique quand je croisai un beau matin au milieu des pinophytes un couple de marcheurs espagnols dans lesquels j’eus au premier abord une sorte de joie à croire reconnaître des compagnons, de semblables, trimballant leurs maigres possessions dans une caisse à roulettes, ayant marché plus de 50 000 kilomètres à travers l’Europe en 7 ans, jetés sur les routes après avoir tout perdu, et dont l’homme bavard finit par me tenir à peu près ce langage : méfie-toi des étrangers, au sud, à l’est, illustrant parfaitement l’histoire de l’indigène prévenant dans chaque nouveau pays le promeneur faussement naïf, que le pays suivant était truffé de vilains et que le sien était merveilleux, et ainsi de suite, jusqu’à avoir fait le tour de la terre, probablement.

J’y revins, donc.

Mais cette fois, je me souvins de Sénèque, livrant quelques règles de vie à qui voulait l’entendre, ses correspondants en l’occurence, dans son vieil âge radotant sur le sens du destin. Accompagne le sens des choses plutôt que de lutter et d’y perdre toutes tes forces. Oh, oui oui, dite comme ça, prise comme ça, entre deux clics sur le réseau virtuel, une phrase bien vaste et vague, dont on aperçoit immédiatement la pente glissante, car à ceux qui n’ignorent pas les siècles passés depuis et leurs configurations successives des savoirs, que dire de la dispute de la loi naturelle, depuis quel socle indestructible et objectif est-on sensé décrêter, constater, que les choses vont dans ce sens et non l’autre, que cela est bon ou bien, quelles sortes d’interprètes et d’idéologies une éthique appelant ainsi le destin comme argument d’autorité peut-elle bien délivrer ? Mais, et c’est un pilier de ce voyage, l’immense tâche de notre génération est précisément de se refamiliariser avec « le cours des choses », et de répondre que c’est dans la justesse de l’action en ce qu’elle se délivre mesurée, humble, que réside l’avenir d’une révolution éthique. Justesse, mesure, humilité, connaissance de soi, j’y reviendrai. Jaugez les propos, les actes d’untel ou untel avec cet étalon-là en tête… La boussole casse rarement. Les grecs nous enseignent les méfaits de l’hubris depuis des millénaires, maintenant. Et attention, c’est tout le contraire de la tiédeur, du compromis, et du réformisme mou. C’est une arme de pointe, redoutable. Et comme toute production (car c’est une production de soi, un travail, un oeuvrer), elle a ses faux-monnayeurs.

C’est alors que ma foulée fut moins souffreteuse, que je trouvai moins pénible mon environnement. Je me laissai aller jour après nuit après jour, pendant 10 jours et nuits solitaires, à l’aride parcours et la vie sauvage qui se métamorphosa en leçon. Je m’entraînai à connaître mon Nord, mon Sud, mon Est et mon Ouest d’après l’observation du ciel et les trajectoires des routes, tentant de me placer en permanence sur une carte mentale. Je levais la tête et voyais des vols d’oies sauvages qui migraient vers le sud-ouest, j’étais plus ou moins loin de l’océan, de face, de profil, de dos, les ombres se déportaient dans telle direction.

Un jour que je roulais entre les pins, j’entendis le cri récurrent d’un oiseau qui émet une sorte de sifflet puissant de perroquet. Je l’avais plusieurs fois remarqué, curieuse de cette espèce bruyante et peu discrète. Ce jour-là, j’ai compris qu’on prévenait de mon intrusion, de mon passage. De cette soudaine interversion des perspectives, quand je me vis pénétrant le territoire, observée depuis des centaines de mètres, de cette communication sifflante au sujet de l’animal que donc j’étais et qui approchait, dont le comportement interrogeait, du degré d’éveil que j’avais gagné à ce moment-là dans l’échange des points de vue, je tirai une joie profonde et simple, j’appartenais à un tout et j’en avais une conscience totale suraiguë. Chaque alarme qui suivit fut l’occasion de savourer la pratique débutante d’un perspectivisme à l’amérindienne, je débutai dans le chamanisme, celui qui sait se glisser dans la peau de l’autre, animal, fantôme, dieu, et en partage la subjectivité. Une métaphysique des existants qui raconte que tous partagent une origine similaire qui est l’intériorité humaine, le point de vue (un jaguar a une subjectivité anthropomorphe), et que sur fonds de cette unité représentative partagée, ce sont les formes (l’aspect, le comportement, le vêtement) qui diffèrent (une culture, un multi-naturalisme), ce qui nous rassemble d’une autre façon dans une origine et une Histoire commune.

Je croisai plusieurs fois des biches, elles étaient bien plus craintives, une fois leurs têtes gracieusement redressées, il était déjà trop tard pour les convaincre en discutant de se laisser approcher. Je rencontrais à l’orée du goudron, traversant le bitume – dont l’animal ne se pose pas la question de savoir s’il est naturel ou non, il est, avec le restant des choses – des écureuils rapteurs, des chats, des oiseaux, des quadrupèdes poilus non identifiés, j’entendais dans les fourrées les hululements de moins en moins lugubres des chouettes, des hiboux.

Et puis, il y eut l’océan.

De loin l’océan est une basse continue d’infra-graves. Une vibration géante inférieure à 20hz. De près, Il fait un bruit de réacteur d’avion. Il tire des rafales, il explose, et il décolle en permanence. A 1000 m de distance, on entend un grondement perpétuel, une agitation sourde qui s’élève massivement, dont on subirait le reflux. A 100m, on est enveloppé de vacarme ininterrompu, sous les feux d’une artillerie cosmique qui bombarde nos pavillons auriculaires de gouttelettes explosives. J’ai mis quelques jours avant de décider de planter ma tente sur la dune, face à tout l’océan. Je passai une soirée et une nuit incroyables, et je fis mon possible, au prix d’efforts plus grands que tous ceux fournis dans la journée, pour trouver les jours suivants les meilleurs emplacements en haut des dunes. Je n’avais pas souvenir d’avoir observé la voûte étoilée au dessus d’un pareil mastodonte liquide, à la respiration spumescente. Je me trouvai violemment balancée sur tous les bateaux que j’avais visités enfant, le révolté Bounty, la fragile chaloupe du vieux, le cale sombre de Jonas, le radeau Méduse, le baleinier d’Achab, la frégate d’Ulysse… Tout ce qui fait peur sur terre n’est rien quand s’est déployée une nuit sans nuage, irisée de scintillements puissants au dessus de l’eau. On regagne immédiatement une dimension intérieure, par l’enregistrement désarmant de la simple sensation de notre petitesse. Pas un écrasement disproportionné (bien qu’il y ait quelque chose d’incommensurable), une distribution plus harmonieuse. Et, si les conditions sont favorables, si le dénuement est suffisant pour être attentif à cela : l’on comprend pourquoi la tombée de la nuit, entre la disparition du soleil à l’horizon, et l’apparition distincte de la galaxie, quand les vents semblent se lever systématiquement et les bruits se faire plus menaçants, fait l’effet d’un passage incertain et peu rassurant. C’est tout un monde qui s’inverse, à l’unique étoile active et incandescente qui nous éclaire une journée durant et oblitère l’arrière-théâtre existentiel des opérations, succède la mise en place d’un fond de scène cosmique infini, vide, froid, silencieux, porteur d’un milliard d’étoiles lointaines qui le constellent. Le corridor fragile qui mène d’un moment précis à l’autre, et depuis lequel on croit voir l’envers du décor, est source de toutes les angoisses, c’est le moment où l’on est vulnérable, les repères sont brouillés, il faut se préparer psychologiquement à être confronté à ce retournement de perspective. La tombée de la nuit nous hurle chaque soir notre mort certaine, en même temps qu’elle nous tonitrue notre vie certaine – l’on peut choisir d’ignorer ce moment, de bien des façons. Je pense au jaguar humain qui observe le ciel depuis un bateau de vieux, je pense alors à ces biches aux oreilles droites, levant la tête sur la voie lactée, je pense à ces oies sauvages qui, de génération en génération depuis des milliers d’années retrouvent le chemin du globe entre les continents parce que les continents étaient près et ne bougèrent que de centimètre en centimètre sous le même céleste éclairage, je pense aux chauves-souris du jardin de la Drôme, la maison de mon grand-père, qui apparaissaient à l’heure de cette transition, je pense aux petits oiseaux qu’il regardait à travers la vitre, je pense à ce grand-père mort il y a un an, la vision de son corps saisi par la mort, son cadavre rapetissé, sa bouche grande ouverte, le visage tordu, comme on les voit dans les tableaux tragiques, mon premier mort de près mon dernier grand-parent, comme s’il avait cherché à aspirer l’air entier de l’univers, comme s’il avait contemplé une dernière fois tout l’espace intersidéral en le mangeant d’un coup, comme un jaguar, comme une biche, comme un oiseau, comme un jardin, comme un pin, comme un humain, comme une planète, et sur son torse minuscule, sur son petit pull troué, un humble bouquet de fleurs étoilées du jardin, quelques brins noués, déposé là entre ses mains réunies, par de tout jeunes enfants qui le connaissaient.

// Saint-Jean Pied de Port, Pyrénées Atlantiques, 8-9 décembre 2015, Une vie simple – Europe Tour.

A mon grand-père Michel, architecte, venu au monde en 1915 dans la Drôme et mort en 2014 dans la même maison où il vit la lumière du jour pour la première fois, à l’aube de cent années de vie, je dédie cette traversée de la France et de ses belles régions. //