Norvège, août 2016

Jusqu'au Cap Nord (Scherzo con moto)

(Simplice)
Vendredi 12 Août, 5h du matin. J’ai bivouaqué à 20 kilomètres du Cap. Je sors de ma tente, il fait froid, la luminosité blanchâtre qui éclaire ici toute la nuit s’enrichit de quelques rougeurs au levant, j’aperçois du ciel bleu, des troupeaux de nuages s’ébrouent et s’étirent dans toute la largeur de l’éther, le vent souffle, mais si peu en comparaison de la veille. Au loin les falaises du bout du monde, rousses et dorées dans l’aube boréale, plongent leur sédiments et leurs roches dans les précipices immergés d’un glacial Arctique, et j’aperçois à bonne distance, minuscule, un globe blanc, une sphère lunaire, faite de main d’hommes, qui se détache légèrement au dessus de l’horizon. Jamais je n’oublierai ces quelques heures de sommeil, interrompues de réveils impatients, à minuit, à 3h, cet air olympien qui fouettait mon visage endormi lorsque je me levais et foulais des terres enfin rendues au calme après la tempête qui semblait être en moi à présent contenue. Et ce départ au tout petit matin, pour franchir le dernier col qui me séparait encore du Cap Nord.

(Rinforzando e furioso)
Hier au soir, lessivée par des conditions dantesques (les vents arctiques l’emportant largement sur les timides Bora croate et Anemoi Thuellai grecs qui, en leurs temps, m’avaient pourtant impressionnée par leur puissance), j’ai décidé d’arrêter là, après le premier col, où j’avais dépensé toute mon énergie contre des rafales azimutées. Arcboutée face à la furie d’un Aegir invisible, comme déposée par erreur dans la soufflerie d’un titan scandinave testant l’aérodynamique de son prochain vaisseau, je luttais de toute mes forces pied à terre, en pleines montées comme en pleines descentes, insignifiante petite masse de muscles et d’os, pas après pas, pour avancer, à 4 km heure contre un mur d’air, battue par ses claques cryogéniques. Les vents catabatiques, impitoyables lorsqu’ils se lèvent, balaient à ras du sol les rotondités et les pics de Magerøya, se jettent en hurlant dans la moindre anfractuosité, dévalent les reliefs en plaquant à terre toute chose vaguement dressée, pour rebondir sur l’eau, filer lourdement et plisser l’ondine pâte céruléenne, en une manière de bronze éblouissant malaxé par les doigts rugueux d’un Völund. Les fonds de baie sont particulièrement redoutables, l’équilibre étant le plus dur à trouver au moment de franchir le point d’inversion de la courbe d’asphalte, la viscosité de l’air atteignant des sommets d’instabilité, ou bien les ponts, ou encore le sont les envolées dans la tourmente de ma roue arrière contre mes jambes. J’apprendrai, le lendemain, qu’une Harley et son conducteur ont été renversés sur le côté en pleine course.

(Con tenerezza)
Mais, en ce matin qui point, la lumière est plus lumineuse, le silence est une bénédiction après l’étourdissant fracas du vent, les herbes ont regagné une courbure digne et paisible, quelques oiseaux sifflent dans la tourbe et sur les rochers, la voûte celeste fait à nouveau défiler ses tableaux bicolores à une vitesse raisonnable. Je sais que débute un jour comme j’en vivrai peu dans ma vie, 20 000 mètres me séparent de l’extrême pointe septentrionale du continent européen, que j’ai visée vaguement, puis de plus en plus précisément, depuis mon passage à Izmir en Turquie il y a quatre mois, où j’ai entamé la longue remontée vers le Nord.
Des centaines de fois depuis mon premier départ, j’ai effectué le rituel du pliage de camp. Ce matin-là, chaque geste est à la fois ancien et renouvelé comme la détermination qui m’a menée jusqu’au coeur de ces terres terminales. Cette journée est lourde de toutes les journées écoulées depuis que mes pieds frappent le sol, à raison de plusieurs milliers d’impulsions quotidiennes. Elle a pourtant la fragile authenticité d’une première, après des semaines, des mois de répétition.
Je me sens d’un calme débordant et d’une félicité océanique, en même temps que j’ai le coeur serré par une profonde mélancolie. Car, bien que poussée par les rationalisations et croyances qui allègent de quelques respirations métaphysiques la condition humaine, j’obéis moi aussi comme aveuglément à la marche des choses, à cet instinct tant partagé qui pousse à aller, vers l’avant, à travers une projection de soi dans l’utopie (« ou topos » nulle part) rêvée d’un commun où chacun, et d’abord soi-même, dispose des moyens de conduire sa vie à son contentement et de son propre chef ; projection qui me place ainsi presque toujours à la fois ici et ailleurs, maintenant et avant et plus tard, dans le savoir vacillant que cette rectilinéarité du temps au premier abord essentielle, se diffracte, au bout du compte sidéral, en une figure kaléidoscopique qu’il est loisible d’observer et de traverser à l’envi et en tout sens par delà espace et temps, avec un peu de distance et d’entraînement. Douce amertume car me peine profondément cet inaudible et pourtant si complexe frémissement du vivant, dans une biosphère circumterrestre (à cet instant en forme de globe blanc observé donc au loin) épaisse comme un cheveu, autant que tristement m’attendrit l’humble mesure de cette agitation biologique, la préciosité ainsi conférée à sa perpétuelle tentative d’élévation, cet arrachement infini à la glaise du déterminisme, de l’histoire, espoir qui semble faire se mouvoir nos espèces. Sans relâche, mais peut-être plus pour longtemps.

(ad libitum)
Ce moment vers lequel semblent rétrospectivement converger tous mes actes initiés depuis l’Asie Mineure, a l’intensité du mouvement qu’effectue le pianiste en concert, lorsqu’il lève dans le silence plein d’ombre d’une audience suspendue à son geste, un bras qui contient toutes les fois qu’il a déjà joué ce morceau, mais aussi toutes les positions nécessaires au morceau à venir, et peut-être déjà toutes les autres fois qu’il livrera le morceau, marqué qu’il sera de la façon dont il fut joué les fois précédentes, notes, doigtés, contractions successives des muscles, coordination intuitive et réflexes (tant il fut répété), toutes et tous, comme ramassés en un long serpent cervical, organique, contenu virtuellement en entier dans la connaissance si intime du chemin pour arriver à la dernière note, qu’il faut à l’interprète d’avance visualiser sans avoir pourtant émis le moindre son ; automatisme acquis laissant seul le champ libre à l’avénement du jeu, nulle part ailleurs que dans sa performance même, aussitôt dissipé lors qu’à peine saisi par l’oreille et la mémoire qui mesurent les écarts de sons, les écarts de pas, les écarts de paysages, jusqu’à ce sommet, ce climax, ce dernier col, ce phrasé, cette ascension, ce crescendo, ce dernier rocher où culmine ce cercle immaculé, qui dans sa petitesse que j’observe depuis mon promontoire, mon tabouret de pianiste, ma planche de patinette, contient toutes les grandeurs et les efforts fournis par une collectivité d’interprètes, d’arpenteurs, de marcheurs, de lutteurs, qui ont frayé de tout temps leurs chemins jusque-là, jusqu’aux confins du continent, jusqu’à la dernière octave, et, comme lorsque la dernière note résonne et peut résonner longtemps, qui contient à son tour toutes les notes précédemment frappées, tout le morceau dans son écume modale, alors cette falaise ornée d’une ronde à la durée suspendue, d’un symbole de fer forgé, offre là-bas une fois atteinte la contemplation finale d’un océan polaire dont la brisure des vagues au pied du globe et des récifs, n’en finira jamais de résonner dans mes souvenirs, déjà lointain alors qu’ils s’écrivent à l’instant dans chaque foulée et dans toutes celles venant que je n’ai pas encore faites pour rejoindre le Cap.

(Fermata)
Tout en haut de la falaise, à l’abri d’un hall, un piano à queue de luxe Schimmel attend et perdure, offert à qui voudra faire résonner la mélodie des vagabons et des joueurs.