Hongrie, juin 2016

Franco-polonaise, un savant folklore

E

n 1965, Martha Argerich, la « lionne argentine », remporte le prestigieux Concours International Chopin, qui se déroule tous les cinq ans à Varsovie, depuis 1927. Ce qui est moins connu, c’est qu’elle emporte également le prix de la Meilleure Interprétation d’une Mazurka (ainsi que celui du public). Gagner le Premier Prix, c’est à coup sûr avoir subjugué le monde. Mais repartir en reine de la Mazurka, c’est avoir touché l’âme polonaise.

Les Mazurkas sont à l’origine des danses traditionnelles de Pologne, nées dans la région de Varsovie. L’inimaginable difficulté du jeu d’une Mazurka chopinienne tient au cadre statique de la notation musicale, figée dans des mesures découpées en temps égaux, alors que le jeu d’une Mazurka exige du mouvement, un tempo et un rythme inégal qui reflètent la nature physique et vivante de la danse. Ce qui ne s’écrit pas sur la portée, mais qui contient tout le caractère du morceau. Il faut délivrer un phrasé qui inclut des accents et des inflexions, des rubato (durée volée – accélération ou ralentissement à l’appréciation de l’interprète – qui doit en principe être restituée à un moment ou à un autre), à des endroits qui ne sont pas indiqués sur la partition. Que ceux-là soient joués au mauvais moment, et la phrase devient incompréhensible. C’est exactement comme de deviner, en lisant un texte, où se placent les accents toniques d’une langue sans l’avoir entendue parlée ; quasi impossible sans une connaissance profonde de l’histoire des langues.

La particularité de ces pièces pour piano est aussi de réussir à incorporer à une nouvelle structure (en passe de devenir canonique) une matière folklorique codifiée, dans un style si unique qu’on peut en deviner immédiatement l’auteur à l’écoute. C’est toute l’histoire de la musique dite savante, un domaine du corpus musical mondial que les musicologues divisent en une triade populaire, traditionnelle et savante. Mais n’est-ce pas aussi l’histoire de toute culture vivante ? Ainsi que le montre chaque jour un peu plus le voyage, l’identité culturelle est un jeu d’incorporations et de traductions, un processus d’articulation, dans des récits communs et uniques, d’une somme d’éléments historiques endogènes et exogènes à un territoire et aux peuples qui l’habitent. Le génie d’un compositeur comme Chopin, qui renouvelle les codes d’un tel récit musical, est de développer une idiosyncrasie qui transcende l’hétérogénéité initiale, à tel point que l’oeuvre est, à son tour, revendiquée comme un élément fort de l’identité culturelle spécifique d’un peuple, tout en parlant universellement. Une fois celle-là élevée au rang de trésor national, s’ouvre une troisième phase d’effervescence historique, celle de l’interprétation et de la continuation du nouveau traditionnel.

Voilà le coeur du débat. Chaque année, un jury cosmopolite délibère pendant des heures, les commentateurs dissèquent le moindre phrasé, la gestuelle et l’usage des capacités techniques, le public mondial qui suit le marathon à distance (le concours est une suite d’étapes à élimination directe, durant lesquelles sont réparties les pièces à jouer, par catégorie : des études et valses aux polonaises, mazurkas, scherzos, ballades et sonates, jusqu’à la finale concertante où les pianistes interprètent le premier ou le deuxième concerto) finit par connaître les morceaux et les grimaces de chaque candidat par coeur et avoir une idée bien arrêtée sur ses favoris. Chaque année apporte son lot d’indignation et de satisfaction selon qu’un jury majoritairement composé de pianistes récompensera plutôt le caractère des interprètes, ou qu’un jury plutôt scolaire favorisera plus d’orthodoxie sur la forme, le tout animé de scandales et de tempêtes dans une tasse de thé, jusque dans les institutions nationales, car il y a aussi un fond révélateur du monde dans le profil démographique des centaines de candidats, et, inévitablement, de forts enjeux géo-politiques.
Le monde s’enflame pour les questions abyssales : qu’est-ce que l’interprétation et quelles en sont les limites, pourquoi certains choix artistiques semblent-ils si intolérables, qui parle vraiment le langage typique du compositeur, une Mazurka jazzy est-elle encore une Mazurka de Chopin ? Un américain de 16 ans qui n’a pas été élevé en Masovie peut-il exprimer l’essence de ces danses que Chopin a sublimées ? Et qui fait vraiment vivre l’âme polonaise ? Mais, qu’est-ce que l’âme polonaise, si cela existe… ? L’ensemble des opinions jouant fidèlement la partition organique des dynamiques libérales et conservatrices qui rendent une culture vivante.

Faut-il rappeler que Fryderyk Franciszek Chopin était d’ascendance franco-polonaise, et qu’il vécut presqu’autant en Pologne qu’en France ?