Pologne, juin 2016

Pour tout le blé du monde

C

omme le dit avec humour Yuval Noah Harari dans « Sapiens, une brève histoire de l’humanité », le blé a parfaitement réussi son coup évolutionniste. De l’homme et de la céréale, c’est assurément cette dernière qui a domestiqué le grand singe : qui est celui assigné à la maison (domus), et qui est celle qui a fait répandre son ADN aux quatre coins du globe ? Si la blonde graine permet l’élevage d’une hyper-classe urbaine croissante d’experts, elle a aussi enchaîné Anthropos aux inquiétudes du stock et de l’aléa météorologique, l’a condamné au cercle vicieux de la civilisation productiviste (le surplus permet la croissance démographique, la cité et les macro-systèmes, exigeant tous à leur tour une production croissante). De nos jours, le blé « couvre environ 2.5 millions de kilomètres carrés de la surface terrestre, presque 10 fois la surface de l’Angleterre », et « jusqu’à l’ère moderne tardive, plus de 90% des humains étaient des paysans qui se levaient chaque matin pour travailler la terre à la sueur de leurs fronts » (aujourd’hui, l’agriculture représente environ 40% de l’activité mondiale*).

C’est chose frappante en ces terres entièrement dédiées à la culture, lorsque la forêt domestiquée n’est pas. Quand on a pris l’habitude de ne plus voir dans un paysage verdoyant une « nature sauvage », mais le fruit de l’obsession humaine pour le rendement et comment elle modèle la moindre surface du globe, on s’y promène bien différemment.
Le paysage de « l’Angleterre, terre verte et si agréable » du 18eme siècle, fit par exemple longtemps référence en matière d’évocations nostalgiques d’une nature supposément préservée par « une société paysanne, ou des familles de fermiers indépendants établis à la campagne », alors qu’il était déjà entièrement le reflet des rapports de production d’une « époque où l’aristocratie terrienne et l’amélioration étaient à leur apogée », donnant naissance au capitalisme agraire.**
L’art du jardin, qu’on croirait volontiers confiné aux parcs des grands chateaux, ou au terrain du manoir de campagne, est en réalité étendu à une pratique de modelage culturel de l’eco-système terrestre datant de plusieurs milliers d’année (révolution de l’agriculture à partir de 10 000 av JC). Au passage, bourgeonnant subtilement dans une partition harmonique du cultivé et du sauvage, le jardin de l’homme propose une vision complète du monde : entre autres, le jardin à la française incarnerait « la voie universaliste du cartésianisme » et de « la planification rationnelle », le modèle anglais évoquant plutôt « la main invisible et l’empirisme philosophique britannique » dans « des paysage sauvages, apparemment naturels, qui semblaient n’être le résultat d’aucun plan, d’aucun tracé ». Les perses désignaient le jardin par le mot pairi-daeza (espace fermé) : du carré de fleurs cultivées et de récréation au « paradis » terrestre, il n’y avait qu’un pas. A quelle moment l’idée qu’en jardinant la terre, l’on se ressource à une source aux ressources finies a-t-elle disparue ? Quand l’Occident moderne déboulonnera son grand partage Nature/Culture, peut-être verra-t-il à nouveau l’élégance finie de son inscription dans le paysage qui le jardine et qu’il jardine ?
En arrivant dans la région de Podlasie, le « poumon vert » de l’Europe, l’illustration est à son comble, le superbe territoire aux collines morainiques dorées et émeraudes n’étant peuplé que par des agriculteurs habitant quelques hameaux noyés dans des hectares de jeunes pousses massivement arrosées d’intrants chimiques, ainsi que par une faune sauvage enclose, comme nous, dans la découpe du grand jardin baltique.

En échange de tout cela, les étalages des boulangeries et magasins polonais regorgent d’une variété de pains aux graines, de farines et de féculents complets qui se marient très bien avec mes fruits que je n’ai pas cueillis, mais c’est une autre histoire.

* FAOStat, en 2011, avec une population active estimée à 3,3 milliards de personnes dans le monde. Sans entrer dans le détail de la disparité des conditions de production selon les régions, etc. Le débat sur l’agriculture est un immense champ-tiers.
** Qui allait mener au triomphe des impératifs du marché unifié et de la libre concurrence en Europe, puis dans le monde. Ellen Meiksins Wood, « L’origine du capitalisme, une étude approfondie ».