Norvège, août 2016

Photons et faux-jetons

D

epuis quelques jours, j’avance tant bien que mal à travers fjords et archipels arctiques, ayant atteint Tromso, puis l’île de Senja, enfin les îles de Vesterålen, en une fin de saison qui semble si rapidement dégrader le climat.
Pluies abondantes, vent glacial, ciel bas et brumeux, températures en chute, sérieuses ascensions, soleil tardif de fin de journée, vêtements et chaussures mouillés et froids au petit matin, et parfois, tunnel en travaux, où il est impossible de convaincre le personnel de laisser rouler une pauvre trottinette frigorifiée.

Pour autant, cet automne hivernal, qui a déjà fait fuir une bonne partie des touristes, offre encore toutes les variations d’ambiances hypnotiques : falaises et montagnes à pic surplombant des baies exceptionnelles aux plages de sable fin, minuscules groupements de maisons de bois coloré, et villages de pêcheurs immobiles, baignés dans les brouillards, cabanes perdues dans la toundra, abris à barque munis de portes coulissantes, les pieds dans l’eau. Cimes sombres et menaçantes, océan serti de mousses blanches, lagunes aigue-marines et lac d’eau translucide sous un ciel cobalt, lorsque les nuages énormes ont été repoussés.

La faune s’en donne à coeur joie, toutes sortes de grands volatiles, bruns, blancs, argents, aux éclairs de jaune vif, à l’oeil allumé se laisse porter par les courants aériens, s’élèvent en groupe de derrière des arbustes, plongent au ras des vagues dans un éclair de plumes.

Le plus grand prédateur est sans conteste possible ici le chasseur d’images type baroudeur. A l’heure où s’amenuise la caravane des roulottes aménagées emplies de marmailles et de couples de retraités en mal de dépaysement, c’est au tour d’un specimen proliférant en ces lieux désertiques prisés et sur les petits bateaux de liaison, de patrouiller les environs : muni de son télé-objectif (à celui qui exhibera le plus grand), de son attirail électronique de Safari du Grand Nord, et si possible, d’une jeep kaki ou sable, exposant un nombre d’autocollants aux couleurs du monde qui en jette et un toit-tente camouflé façon reportage de guerre, l’alpha mâle, parfois équipé aussi d’une femelle étudiant cartes et guides touristiques, ou d’une bruyante tripotée de partenaires, pullule sans complexe et diffuse fort les phéromones du grand frisson aventurier tout confort.

Comment, sur une embarcation bousculée par la houle, depuis laquelle l’horizon semble s’amuser à dégringoler puis à remonter fissa, sur le pont glissant les lames dispersant leurs rideaux de gouttelettes glaciales, embarcation portant résolument en son ventre secret les rutilants tout-terrains, ainsi qu’attachée avec une maigre corde à l’avant, une trottinette chargée comme un boeuf, dont je me demande durant toute la traversée si elle ne piquera pas du nez à chaque roulis ; comment, alors que je me tiens en la salle commune, qui est pour moi l’abri chauffé cherché depuis deux jours, surtout après une dernière nuit sans fermer l’oeil dans la tempête et la tente inondée, quand c’est soudainement une fatigue de plusieurs mois qui m’assomme et me laisse KO sur la banquette, comment ne pas sentir l’abyssal gouffre qui me sépare alors de mes voisins de siège s’étant empressés de brancher quatre appareils sur la multi-multi-multi prise extirpée du sac multi-multi-multi compartiments étanches (j’en branchai un); comment ne pas se perdre en vindications, tant il me parait alors qu’ils viennent piller quelque chose, dans un snobisme qui n’a plus grand chose à voir avec la verve cosmopolite de grands aventuriers reporters des siècles passés (et tant mieux si c’est un fantasme!), en même temps qu’en ce moment précis, je les envie de ce confort et de cette facilité, mais que je porte secrètement comme une fragile lueur, cette fierté d’avoir atteint moi-même ces lieux à l’unique sueur de mon front, en traversant des épreuves (certes minimes comparées à ce qu’il est possible de vivre), cette conviction d’une différence essentielle quant à nos modes de rencontre du monde, nos fabriques de l’image comme survivance à la mort (imago – portrait du mort !), nos forges de la représentation, tout autant qu’en ce que nous laissons derrière nous, comme sillages, l’un tentant petitement de garder mesure des actes et d’y gagner sagesse, les autres paraissant alourdis et sombres, déjà de pied d’en l’au-delà de la catastrophe qui n’a jamais l’air d’en être une, lorsque le doigt quasi-motorisé déclenche le claquement hystérique du diaphragme qui s’ouvre autant que possible, et capture à jamais, pour l’oeil jouisseur du spectateur renchérissant, feuilletant sans conséquence sa revue favorite ou déambulant dans une galerie d’art, quelques photons sur une pellicule noire.

Grand prédateur, que vois-tu là de derrière ton viseur, n’est-ce pas, dissimulée dans l’écume d’une lame de fond, l’éclat fugitif de ta propre forfaiture !