Italie, fev. 2016

Oun caffè americano per favore

A

propos du caffè, en Italie.

J’ai fini, pour un temps, par arrêter de harceler les baristas avec mes oun-caffè-americano-per-favore (prononcé de plus avec les relents de mon épopée espagnole). Dans la patrie de l’espresso, c’est tellement péché de consommer l’or noir dilué, que l’américain est servi en deux récipients : une tasse qui contient l’essence sublime, un pot à eau chaude destinée à noyer le qahwah. Et bien brûlante, au cas où cela pourrait dissuader de procéder à profanation. Je sens qu’on retient son souffle dans tout le boudoir quand j’initie l’arrosage fatal, un sourire sadique en coin. En Espagne, la règle était plutôt au caffe con leche, mais l’americano ravissait les patrons, il fallait se montrer un peu patient avec la machine. A Tanger, le café allongé avait la contenance d’un verre de menthe à l’eau, on laissait un temps le marc se déposer au fond du récipient trouble.

Plus je suis allée vers l’Est de la vallée, plus le mystère de l’américano s’est fait épais pour mes sommeliers. Parfois, untel appelait son père au téléphone blanc, demandant, paniqué, par quelle manipulation impie extraire de la flambante Nuova Simonelli l’aqueuse bouillasse dans le dosage orthodoxe. Une autre fois, l’on me demanda directement l’instruction, et devant mon italien bafouillant, l’on me servit, sur le fond de tasse, de l’eau en bouteille, frizzante ! A cette occasion, c’est moi qui fut choquée du misérable traitement infligé au grain. J’entrevis avec horreur quel manque de savoir-vivre je devais dégager, pour qu’on s’imaginât un instant que j’eusse apprécié pareille mixture… Puis l’on s’enquit du montant que je réglais habituellement pour la Chose.

A l’extrême orient de la Lombardie, les cafés ruraux furent très fréquemment tenus par des familles asiatiques, spécificité locale, qui ne s’inquiétaient nullement du déluge noétique ayant lieu sur leur comptoir. On y mangeait en aspirant les pastas au bol et les cousins en visite un dimanche exhibèrent le tout dernier-né, devant une tablée rustique de joueurs de cartes.

Je me mis un temps au caffè lungo, qui pour moi n’est qu’un espresso blasé. Puis, en Vénétie, je revins au breuvage d’outre-Atlantique, sans qu’on ne me fasse plus d’histoires.

Le raffinement suprême fut atteint à Trieste (capitale du café romain, 1/3 des importations italiennes !) où, sur les bords du Canal Grande, l’on me présenta l’eau chaude dans une bouteille miniature de Latte avec capuchon.

Un matin piémontais que je m’étais lancée de bonne heure sur la route, assez joyeuse de ma levée de camp rapide et efficace en des températures négatives, je butais sur un tronçon de route barrée, un pont en travaux où s’affairaient déjà quelques ouvriers, probablement descendus de l’engin qui m’avait tirée de mon sommeil, me précédant de quelques minutes sur la terre gelée. J’étais sur un chemin isolé, déjà moyennement praticable, et si je n’arrivais pas à convaincre les hommes en bonnets et à la barbe de quelques jours de me faire traverser, d’une façon ou d’une autre, il me faudrait rebrousser une piste en terre de quelques kilomètres.

Après quelques regards questionneurs, puis entendus, des signes en direction d’un homme à la pelleteuse qui semble conduire la troupe (c’est toujours amusant d’assister au jeu de la hiérarchie, les signes sont parfois trompeurs, il faut déchiffrer vite, et il arrive qu’une information, un ordre circule sans qu’on n’ait vraiment compris d’où il était parti), un ouvrier me propose le caffè qu’il s’apprête à faire tourner, pour démarrer la journée de déblayages. Un tout petit gobelet, plus petit qu’un gobelinon, et un tout petit fond, plus petit qu’un piccolino fond, de nectar noirâtre. Je m’attends à un suc amer, à même de fouetter n’importe laquelle de ces fortes constitutions, même si j’ai l’habitude de consommer mes cafés bien noirs et sans sucre, bien que toujours généreux (Americano en quantité, ristretto en goût, des Long Black enfin ! Quoi, j’exagère !). Que nenni, ce fut l’espresso le plus suave, sucré qu’il m’ait été donné de consommer ! Ces hommes aux marteaux-piqueurs, à la truelle et à la pelleteuse, faisant siffler la cafetière italienne (mise au point par un français) dans un coin de de l’hivernal chantier, s’apprêtant à dépenser une somme d’énergie folle pour mettre en bon état un morceau d’infrastructure au dessus d’un cours d’eau, boivent pour se mettre à l’ouvrage la plus suave des liqueurs. On surnomme l’américano le café « bonne soeur », je me suis demandé un instant si cela n’impliquait pas qu’il fût en fait bien corsé. Comme je me trouvai réchauffée et démarrai guillerette la nouvelle journée en traversant ce pont illicite, guidée par un barista en casque orange et gilet, en quête du prochain bar !

C’est dans les cafés, caffeteria et bars de campagne que je passe nombre de mes moments favoris, ou à leur terrasse. Etant la plupart du temps dehors, autant dire que j’apprécie d’entrer dans le chaud salon du village, ouvert à tous et à toute heure (contrairement, pour le moment, aux autres commerces, résolument clos entre 13 et 16), et d’accéder comme par enchantement à l’invariable scène des échanges prosaïques autour du zinc. Combien j’aime rompre le rythme de l’interminable roulade et suspendre le temps, l’accrocher au bord d’une porcelaine kitch, dans les grigris accrochés au carreau, sur le néon ou le lettrage effacé du mur, dans la cuillère un peu poussiéreuse qui tinte sur la soucoupe ! Il est rural et ne paie pas de mine ? La chance y est grande d’y vivre un moment de ravissement simple, de pouvoir laisser à l’entrée tout superfétatoire. Pour moi qui n’ai pas d’habitation, le local, où il y a toujours au moins une personne, devient alors une maison, m’offre une chaise, une table, une boisson, une parole, un semblable.

Au café tout le monde se connait, la vivacité des sujets de conversation y atteint des sommets, au maximum est leur probabilité de transformation, d’écarts, de rebonds, de tension, d’offuscation, d’apaisement soudain lorsque le godet est porté à la bouche vibrante, qu’il y laisse un sourire d’aise ou un peu de lait, après que celle-la vient juste, avec le plus spontané bon sens, d’éructer ses quatre vérités sur le monde. Allez, on oublie tout, on recommence ! On y échange des mots de tous les jours, qui parlent d’une Terre de tous les jours, d’une façon pré-moderne, pré-newtonienne (le soleil se lève encore et toujours et se couche, éternellement). On y répète tous les jours les mêmes choses, on répète inlassablement le rituel de la journée qui va (le premier café, le café de 11h, celui de 13h, le café de 16h, le déca du soir). A remplacer à volonté par un petit galopin ou un jus de raisin fermenté !

Le milieu apparemment clôturé est en réalité hyper-réceptif, hyper-poreux aux éléments extérieurs, son carburant premier pour que se répète quotidiennement la pièce. Et c’est ici que les familiers fréquentent les étrangers de la façon la plus courtoise qui soit. Tout le monde est bienvenu au café du coin, car, si l’on est seulement de passage, on n’y prendra pas racine : on y devient alors objet éphémère de curiosité, de divertissement, d’amitié candide. La communauté la plus solidement tissée des villageois semble accepter, avec joie, l’intrusion du voyageur poussant la porte d’un lieu qui lui est inconnu, alors qu’il est pour le public attablé le lieu le plus coutumier qui soit, son territoire le plus propre.

On doit à Ippolito Aldobrandini, Clément VIII, pontife légendairement ferme, d’avoir autorisé l’introduction du café en Occident, après y avoir goûté et considéré qu’il eut été regrettable de priver l’Europe d’une telle douceur, « chose trop agréable pour être l’oeuvre du Malin ». Eh bien Monseigneur Hips-Adolfo Arnold-fini, de nos jours, le Malin (il diabolo, le diviseur) a tout compris du fonctionnement de l’âme humaine : lui faisant paraître heureux ce qui sert sa Libéralité, et sembler fort triste ce qui fait l’esprit communément grandir. Mais il fut doux qu’au café, le monstre froid n’eût pas toujours endormi la braise populaire, et qu’on m’y offrît de bon coeur l’oriental et comestible carburant, à plusieurs reprises.