Croatie, mars 2016

Mission to Pag, mode d'emploi

P

artez depuis chez vous, avec vos pieds ou vos roues, pas en été, pas en avion, ni en navette spatiale, ça ne fonctionnerait pas, dormez dehors.

– Arrivez, après quelques semaines, quelques mois de voyage, en terres illyriennes, longez la côte escarpée, entre la mer Adriatique et le massif Velebit.

– Observez les monts noircis couronnés d’épais nuages, leurs sommets enneigés, depuis le littoral les rorquals minéraux assoupis dans les flots, parfois verts, bruns à l’occasion, par de rares et précieuses conditions gris-argents, continuez plein sud, quelques jours.

– Au lendemain d’une nuit de Bora glaciale et d’averses, juste après avoir fermé l’oeil, rouvrez-le, levez le camp, partez sans savoir de quoi la journée sera faite, avisez cette nouvelle île que réchauffent déjà les premiers rayons de soleil, mystérieuse, dorée, lumineuse, quand vous vous tenez dans l’ombre froide.

– Ne vous renseignez pas, sinon au sujet de son nom sur la carte gondolée et cornée qui vous guide.

– Dans le port désert de Prizna, décidez alors d’embarquer vers l’inconnu (ou vous le regretteriez c’est sûr) sur ce vaisseau maritime dont le capitaine vous proposera un sandwich après avoir longuement considéré votre monture non identifiée, les marins de généreuses rasades de tord-boyaux maison, faites donc comme bon vous semble c’est votre voyage, mais ne basculez pas par dessus-bord !

– Voyez derrière vous, derrière le pavillon claquant, le sillage mousseux du navire, comme la terre ferme, le continent s’éloignent, que vous jaugez maintenant de loin, qui semblent perdre toute la rugosité karstique qui vous arrimait fermement, et, à leur tour flotter, ne pesant presque rien.

– Débarquez sur la base de Zigljen où le moussaillon rameur un jour fit un pas de géant en sandales de cuir, au milieu d’un nulle part de roches, d’éclats, enlevez donc ce casque, ces bouteilles d’oxygène, cette combinaison, on respire ici, et il y fait bon!

– Formulez valédiction à votre Argo stellaire.

– Entamez l’exploration des lieux, une seule route, un large goudron lisse comme une écaille de dragon divise la roche millénaire et nue, faites-un saut au dessus du vide, enjambez mer et cimes, voyez comme la pesanteur est faible sur cette planète à la dérive.

– Sentez-vous seul(e) au monde, quelque part, et heureux(se), humez calmement et profondément.

– Constatez bientôt que des autochtones ont amassé des milliers, des millions de fragments de roche en murets qui courent à ras du sol sur toute l’île, enclosent et protègent les grasses, basses végétations et arbustes capables de pousser ici, qui nourrissent bientôt sur le versant intérieur brebis, béliers sous vos regards scrutateurs entrechoquant leurs kératines en spirale.

– Songez que ce dérisoire demi-mètre de cailloux, élevé laborieusement et en combien de temps (auriez-vous relevé la tâche herculéenne ?), qui quadrille intégralement la surface insulaire, protège juste ce qu’il faut des rafales boréennes qui balaient violemment le morceau de glaise émergée, et permettent l’activité pastorale, l’occupation de centaines d’habitants toute l’année, la fabrication du fromage, des vins de Pag si prisés. Mais suffisamment peu pour leur léguer un parfum unique et iodé.

– Voyez comme une vallée peu profonde suffit à reverdir la peau karstique, comment ici on produit alors fruits et olives sur le dos d’un reptile !

– A présent que vous vous êtes fait une bonne idée des conditions, des ressources de ce satellite marin, de ses habitants actuels, digressez sur ces exemples de colonies humaines, réussites et échecs, en milieux plus sévères ou largement isolés (Groenland, Islande, Mélanésie, Rapa Nui, Pitcairn…). Tâtez de cet équilibre infime et renouvelé et plus ou moins maîtrisé, jetez vos yeux loin en arrière, et en avant, sur cette drôle de trajectoire où se succèdent flux de pionniers, navigateurs, marchands, autochtones et touristes, nouveaux vagabonds, parfois, ruines ensablées ou moussues.

– Une fois parcourue la totalité de l’île et dormi entre roseaux et ovins qui ne bêlent pas la nuit, franchissez un pont de quelques dizaines de mètres où fut enregistrée la plus forte rafale de vent catabatique (235km/h), des tonnes de ciment de métal de pierre d’angles et de contrepoids, corridor aérien pour quitter cette Mars lunatique. Foulez à nouveau le continent.

– Partez vers Zadar !