Iles Féroé > Ecosse, octobre. 2016

Le Lomur, le Capitaine et son équipage

C

ette fois, ça a marché !

C’est à bord du vaisseau de marchandises « Lomur » que j’ai effectué une traversée océanique rare en tant que passager, des Féroé vers l’Ecosse. Le cargo, immatriculé à Gibraltar, avait une équipe d’officiers et ingénieurs russes, employait des marins des Philippines, et était de propriété allemande, tout en étant affrété par une compagnie féroenne.

Après des heures d’allers-retours entre les divers contacts que j’avais établis tout au long de la journée, je fus intégré à l’équipage en tant qu’invitée, et l’on m’attribua la cabine « 304 – Pilot », auparavant utilisée comme espace de stockage. C’est le capitaine Vladimir qui m’accueillit au sommet de la tour dans la salle de navigation, après que je l’eus à plusieurs reprises dérangé par téléphone pendant les quelques heures de repos dont il tentait de jouir entre deux convois, et après que j’eus pris le premier officier Nikolay pour son supérieur hiérarchique, dont je ne connaissais alors que la voix bourrue. On hissa tout d’abord mon footbike à bord à l’aide d’une grosse corde, car on ne monte pas dans un cargo comme dans un ferry, nulle porte géante ou pont, on grimpe à une petite échelle déroulée sur un côté, puis l’on m’introduisit à mes quartiers. Le capitaine me fit un bref état des lieux (mer calme, départ estimé en milieu de nuit, etc). Pas d’instruction particulière, à part d’éviter de glisser sur les ponts humides. Je demandai à ce que l’on me confie quelque tâche, mais, l’équipage étant au complet, il restait peu de choses à déléguer. Quand je l’interrogeai, peut-être un peu longuement, il reconnut qu’en vingt ans le métier avait changé, beaucoup plus de paperasse à remplir, et lorsque je le croisai plus tard dans la soirée, il s’excusa de ne pas me recevoir dans la salle de pilotage, un long travail administratif l’occuperait jusque tard dans la nuit. Je ne le revis guère. Plus tard je fis la connaissance de Sergey, le second officier, qui plaisantait en disant qu’il n’y avait plus rien à faire sur ces bateaux, tout étant automatisé, et de l’ingénieur en chef qui était coincé dans la salle des moteurs, mais qui aimait aller marcher dans sa taïga natale, évoquant la surprenante rapidité d’une ourse qu’il avait croisée à donner un terrible coup de patte. Il me fit visiter les sous-sols bruyants à l’odeur de mazout et aux températures élevées, où je découvris impressionnée l’énorme bras rotatif qui, nourri de flots de carburant purifié par des turbines, entraînait l’hélice d’acier qui nous propulsait tous à la vitesse moyenne de 18 miles nautiques par heure, environ 30 km/h vers les terres. Je vis aussi le correcteur automatique de course, énorme boussole couplée à un bras de ferraille, perpétuellement en train de rectifier la trajectoire pour garder le cap.

Le départ eu lieu vers minuit (avec une arrivée prévue le lendemain à 17h), une fois les tonnages de containers entièrement chargés sur la longue plateforme flottante, depuis le quai où s’affairaient grue tournante, transporteur de palettes, et manipulateurs de caissons sous l’orchestration d’une équipe logistique qui m’avait vue, plutôt surprise, débouler et demander à être présentée au capitaine afin de monter à bord. On embarquait principalement du saumon des Faroe, dans des caissons réfrigérés dernier cri, dont j’observais les lumières et les hélices clignotantes, lorsque j’émergeais de ma cabine prendre l’air du large.

Repas dans le quartier des officiers, où les places étaient chères, créant un turn-over rapide pendant la durée du service. La cuisine était préparée par Henri, de Manille, qui avait visité presque tous les endroits du monde avec une préférence pour le Brésil. Je savourai le soir même un riz épicé garni de légumes, des salades et du pain à l’ail, un porc sauté que je ne pus, par politesse, refuser d’honorer. Le lendemain matin, la végétalienne en reprenait un coup avec un petit-déjeuner composé deux 2 oeufs aux plats accompagnés de deux saucisses ! Puis à midi vint le temps d’un bouillon relevé de carottes, suivi d’un boulgour russe au délicieux fumet et d’escalopes de poulet avec frites maisons. Quand il s’agit d’adopter les usages d’hôtes exceptionnels, pas de manière.

Le Lomur navigua par beau temps et mer calme, fendant l’air marin en direction de Scrabster sur la côte nord-écossaise, précisément où je voulais me rendre. Nous dépassâmes les Shetland, que j’avais déjà observées depuis le Norona de la Smyril, en effectuant la nuit précédente le trajet du Danemark aux Féroé.
Je savourai chaque moment de cette aventure précieuse, en songeant à cette chaîne de personnes qui m’avaient conduite jusqu’ici : ce pêcheur interrogé alors qu’il faisait encore nuit aux abords du marché en gros et qui s’apprêtait à repartir en mer après s’être délesté de son butin à écailles, qui me dirigea vers le port de marchandises ; ce garde sympathique qui en contrôlait l’entrée, qui écouta patiemment mes explications pour tenter d’y pénétrer, et me dirigea vers les quartiers généraux d’une compagnie de bateaux cargo ; cet employé du bureau qui semblait en savoir très long, et m’écouta tout aussi attentivement, qui me révéla que le Lomur allait en effet vers l’Ecosse, et que seul son capitaine pouvait décider de mon sort, m’en donnant le numéro personnel ; cette employée du centre d’informations de Torshavn où je me rendis ensuite en quête d’un téléphone, qui m’aida à contacter le maître du vaisseau, plaidant même pour ma cause et reçut pour toute réponse un accueil renfrogné en pleine manoeuvre d’amarrage (le bateau arrivait tout juste !), qui nous renvoyait vers la compagnie pour décider ; l’employé de bureau qui me reçut une seconde fois, et formula qu’en ce qui le concernait, il ne voyait pas d’obstacle à ce que j’embarquasse, qu’il allait contacter le capitaine et qu’il me faudrait le rappeler ensuite ; ce capitaine à présent redouté que je joignais alors moi-même, à nouveau depuis le centre touristique, et qui, dérangé en plein somme, me fit repousser deux fois l’appel à intervalles d’une heure, sans clairement donner de réponse, semblant réticent, hésitant ; le pauvre salarié que je dérangeai une troisième fois, qui me dit que c’était maintenant aux allemands, propriétaires du bateau, de décider ; ces employés du centre d’accueil des ferrys, qui me prêtèrent aimablement leurs téléphones, tout sourire lorsqu’enfin, je reçus une réponse à laquelle je ne croyais plus, positive, du capitaine lui-même ! Je ne sus pas s’il avait donné un accord de principe et demandé les papiers nécessaires aux germains qui se seraient alignés sur sa décision, où si le oui vint des bureaux. Je ne sus donc pas vraiment à qui je devais de sérieux remerciements.

En réalité, je devais tous les remercier, car ce qui me frappa fut la gentillesse spontanée et compréhensive avec laquelle chacun semblait aussitôt vouloir m’aider, une fois ma curieuse requête formulée. Il y avait même un naturel joyeux à rendre un service de cet ordre, dans une démarche pénible et très inhabituelle, que je n’avais pas encore rencontré de cette façon. C’était autre chose que les formes de générosité alimentaire ou hospitalière que j’avais vécues jusque là. En Norvège à Bergen, où j’avais tenté le même coup de dés, je m’étais vite retrouvée face à un mur de bureaucratie froide et je m’attendais à devoir le percuter ici aussi.

Je crois avoir saisi que ce caractère était un trait vraiment répandu au pays. Si je n’eus donc pas le temps de pouvoir faire le tour de ce petit territoire national, en parcourant la soixantaine de kilomètres entre Torshavn et Runavik où le Lomur avait jeté l’ancre, en absorbant gloutonnement le paysage et tous les faits et gestes qui défilèrent sous mes yeux, comme s’il s’agissait d’engouffrer en très peu de temps un maximum de la réalité chatoyante d’une culture et de lieux encore inconnus, j’avais le sentiment d’un monde décidément curieux et très à part. Comme le semblent souvent les nations ou communautés insulaires.