Kirghizistan, nov. 2017
La larme contre le sabre, origamis de la domination, 1.
es fillettes kirghizes marchent au milieu des monts, dans les Tien-Shan.
J’ai vu surgir trois points roses, minuscules sur fond de sommets enneigés, à la gouaille couverte par le fracas des flots qui s’écoulent en contrebas. A en juger par leur allure, elles se rendent à l’école, et doivent pour cela avancer pendant plusieurs kilomètres, contre le vent, sur les chemins de rocaille, par tous les temps.
Nous nous rencontrons, et elles me donnent la permission de les photographier. La plus extravertie se charge spontanément d’organiser la pause, en excluant d’un geste indiscutable l’une de ses camarades. Laquelle ne dit rien. Cela se voit, elle ne dira rien, et l’on peut remarquer une légère différence. Elle n’a pas la même coupe de cheveux, qu’elle porte courts, ornés de pompons en tulle blanche, comme j’en verrai souvent à travers le pays sur les jeunes enfants, pas tout à fait la même finesse de visage. De tout notre entretien, elle ne dira mot, même lorsque je m’adresse directement à elle pour empêcher la meneuse de répondre à sa place, son prénom. Je refuse qu’elle soit hors-champ, elle sera sur la photo. Et je fais son portrait, à elle seule, faisant de mon mieux pour établir le contact, adoucir cette injustice. Violence du mimétisme et des jeux infantiles. En capturant la profondeur de son regard de femme si jeune, déjà bien trop au fait de la domination, je n’aperçois aucune larme.
exposai un jour ma « règle de la mesure en vue d’une vie bonne »* à un polytechnicien, fleuron, s’il en est, de la société du calcul.
La règle, grossièrement résumée, supposait qu’on n’agisse et ne produise que dans la mesure de ses propres moyens : en possédant soi-même le savoir-faire requis pour la réalisation intégrale du produit (partant, la compréhension du fonctionnement de l’objet), ou en endossant la responsabilité des conséquences découlant de l’action (ce qui n’empêche pas l’acceptation d’un savoir partiel sur le monde dans son ensemble). Ceci jusque dans la fabrication des outils pour le faire et la récolte des ressources nécessaires, en collaboration éventuelle avec une communauté d’êtres dont chaque membre devait être personnellement connu (on estime à une centaine de personnes un groupe au sein duquel un humain puisse entretenir d’authentiques relations de connaissance) et appliquer la même règle**.
Qu’arriva-t-il, à l’écoute de cette vue, à notre ingénieur ?
Celui qui avait suivi les voies de la technocratie pendant une bonne partie de sa carrière jeta un regard par la fenêtre. Qu’imagina-t-il faire, qui ne requît que ses capacités « à mains nues » et son seul entendement ? Qu’allait-il bien pouvoir nablater*** ? Mon père, puisque c’est de cet homme qu’il s’agit, engouffrant une large cuillerée de porridge acheté en grande surface avec le fruit de son travail, qu’une femme, sa fille aînée (moi), avait préparé pour lui, sourit soudain largement, l’oeil brillant :
« Un polygone à 1000 côtés »****.
* Préconiser la mesure, cela s’entend et c’est un vieux savoir, mais, concrètement, dans une vie quotidienne contemporaine, comment la mesurer ? C’est là le fond du problème.
** Une telle mesure autorise parfaitement une interaction hautement technique avec le monde, mais elle prévient le moment où cette interaction dépasse l’entendement, ce débordement étant la caractéristique de la société du calcul, où les processus de fabrication et la connaissance sont morcelés à l’extrême, et ou la finalité de l’action ou de la production est proprement oubliée ou tue (pas le téléphone que l’ouvrier à la chaîne ou le bras mécanique contribue à monter, mais la finalité cachée derrière le téléphone: la nécessité vitale pour l’entreprise d’accroître son capital, et pour ce faire de produire et d’écouler infiniment plus). Un individu ou un groupe appliquant cette méthode de la mesure peut très bien concevoir et fabriquer un outil à la mise en oeuvre et à l’utilisation complexe, du moment que tout le processus s’aligne sur la règle. Cependant, il y a fort à parier que ce qui apparait initialement comme des contraintes aura révélé à cet être (et à cette communauté) ce dont il a véritablement besoin, son désir et son rôle propre en tant qu’être humain (trompeusement dictés pour dominer puis vendre par la société du nombre), et qu’il n’éprouvera aucunement le besoin d’élaborer des choses en vue d’une fin qui lui paraitra alors dans toute son absurdité (sa déshumanisation pour faire toujours plus d’argent, censé permettre de vivre et de vivre heureux en accumulant, ce qui est empiriquement douteux, et qu’il ne touche évidemment pas).
*** Nablater, en jargon polytechnicien est le fait de faire, construire.
imanche, traversée d’un village. Il y a une course de cavaliers dans la fleur de l’âge à quelques kilomètres mais je ne le sais pas encore.
Un garçon à cheval surgit à l’angle d’une maison de terre. Il a de la prestance, tient la tête haute, coiffé, vêtu plutôt traditionnellement. Ici l’on monte dès la naissance. Ce jeune homme d’une quinzaine d’années trotte le long de l’allée centrale, affichant un air de seigneur, son cheval semble puissant, il est soigné, musculeux mais élancé, souple. J’intrigue cet adolescent, il joue, comme beaucoup de mâles, quel que soit leur véhicule, à ralentir et à me dépasser, à répétition, en m’observant. Je sens un fort dédain dans le ton qu’il prend à me poser des questions et à balancer des réponses, que je ne comprends pas pour la plupart. Je lutte sur une route de cailloux, et nous avançons à la même allure, lorsque sa monture est au pas. Il ne prend pas la peine de dire au revoir, il crache sur le côté, il n’est pas aimable. Il avance. Il cravache la bête d’une façon indolente, on sent qu’il serait prêt à fouetter sévèrement si une course s’enclenchait. Se retourne régulièrement pour suivre ma progression, ne va pas trop vite, visiblement il continue son manège, me montre qu’il est le petit roi ici et qu’il va comme bon lui semble à cheval. J’attends un moment, et furtivement je m’arrête sur le bas-côté, je m’assieds un peu à l’écart. Je sais qu’il va se retourner dans quelques dizaines de mètres, s’attendant à me voir peiner, lui paradant en tête, et qu’alors à sa grande surprise, j’aurai disparue. Si je ne me trompe pas, il va révéler son jeu, ne pourra s’empêcher de me chercher, au moins du regard. Oui, voilà, il se contorsionne maintenant bêtement sur sa selle, assez longuement jusqu’à me repérer, constater ma démission, il semble si jeune à présent, je regarde avec une joie violente et sauvage cet enfant perdre à son propre jeu, il n’a plus personne à soumettre, il lui reste sa bête. Il bifurque quelques mètres plus loin, disparait dans la plaine, renvoyé à son royaume de vent et de prairies. Est-il possible de deviner quel genre d’homme il deviendra ? Sans doute pas, et je n’ai pas la moindre sympathie pour son destin. Il n’y a aucune excuse à dominer.
Un proverbe kirghize dit que l’homme est la plus mauvaise acquisition du cheval*.
*L’espèce du cheval sauvage est apparue à l’origine en Asie Centrale, avant d’être domestiquée par l’homme et disséminée autour du globe.
ans « La Horde Sauvage », western visionnaire de Sam Peckinpah sorti en 1968, en guise de scène inaugurale de jeunes enfants observent par terre avec un plaisir évident des fourmis venir à bout d’un scorpion, qu’ils ont poussés à s’affronter. Puis, s’éloignant, ils jouent à s’entretuer avec des armes imaginaires.
Tous les grands récits du monde donnent illustrations des mécanismes de la violence en société. Parfois des explications sur son origine : péché de femme aveuglée par soif de savoir, orgueil prométhéen ou négligence épiméthéenne, conditionnement génétique pour la survie, effet de structure au-delà d’un seuil critique, faute tragique des aïeuls léguant un héritage maudit dont le héros est victime, désir mimétique, conséquences de la légèreté des dieux… ; et sur sa résolution : désignation et lynchage collectifs d’un bouc émissaire, édification d’une sphère du sacré où se déchaîne alors la violence canalisée dans le sacrifice, parfois rédempteur de l’humanité entière, élaborations symboliques et imaginaires encouragées par les femmes, partition sexuelle des rôles résultant déjà d’une certaine construction culturelle non exempte de violence… Quand elle est visible et racontée, quelle que soit la cause invoquée et le support de transmission de ce savoir (de la parabole orale à l’image sur pellicule), la violence offre un miroir moral à l’aune duquel l’être en apprentissage d’humanité décide de suivre une conduite, « bonne ou mauvaise ». Le spectaculaire des violences combatives, sacrificielles, compétitrices en facilite les effets cathartiques d’exemplarité, et le processus de régulation des foules, dans une temporalité rituelle. Mais qu’advient-il quand la violence est spectaculairement invisible ou que la logique mass-médiatique compte plus que le sujet, quand le spectacle tourne à vide, fonctionnant du moment qu’il y a de l’image à l’écran, dans une répétition ultracourte et sans fin, interdisant l’appréhension d’un contenu qui demande pourtant du temps et de la pensée complexe pour être médité ; qu’advient-il lorsque la violence est fichée dans les interstices du langage, de gestes en apparence anodins, dans un système symbolique d’us et de coutumes, dans le mécanisme dépersonnalisé de la reproduction de masse, quand elle est affaire de technique même (notre propre façon d’interagir avec nos environnements) et de globalisation silencieuse ? Qu’advient-il lorsque la violence est intériorisée, reproduite par soi-même. Qu’advient-il lorsque la violence se fait contre soi-même, dans l’usage inadéquat du monde et de la technique ?
la délicate question de la définition de la mesure dans l’agir et le produire, le polytechnicien avait aussitôt songé à fabriquer un polygone à mille côtés.
Concrètement, puisque toute la question était là, cela supposait qu’il se rende à pied dans un espace si possible plane, probablement un champ, suffisamment grand, doté d’un cordeau de sa fabrication. Qu’il décide arbitrairement d’une longueur de côté, tributaire des capacités de son cordeau, et qu’il soit capable ensuite de calculer de tête (à moins de savoir construire une machine à calculer par ses propres moyens et avec les ressources à disposition) l’angle nécessaire à répéter mille fois afin que le tracé se referme sur lui-même, clôturant magistralement le milligone. Ou inversement, qu’il choisisse d’abord un angle et qu’il soit capable de calculer de tête la longueur conséquente d’un des mille côtés, que son cordeau ait cette longueur et qu’il soit en mesure de manipuler le tout. On pouvait aussi choisir arbitrairement un angle et une longueur mais il y avait une chance infinitésimale d’obtenir alors tout juste mille côtés en déclinant le procédé de traçage à angle répétitif jusqu’à rejoindre le point de départ, et s’il osait se lancer dans une entreprise aussi savante, cela lui prendrait probablement une vie, voire mille avant d’obtenir la précieuse figure géométrique. Il faudrait aussi prendre tristement conscience qu’il serait difficile de contempler ensuite le résultat, à moins d’être capable de travailler à l’oeil nu au millimètre près, ou de trouver un piton rocheux suffisamment élevé qu’il puisse escalader à pied, depuis lequel il soit permis d’embrasser d’un seul oeil sans larme un motif géographique de plusieurs centaines de mètres d’envergure (ou de kilomètres, qui sait !).
es villages, coupés en deux par des routes goudronnées, où défilent sans discontinuer les poids lourds et leurs nuages de fumée, chargés à bloc de marchandises. Des femmes et des hommes, forcés à la sédentarité il n’y a pas plus d’un siècle, aujourd’hui assis à l’ombre de leurs murets de terrain, regardent passer les containers dans un étourdissant concert, entrevoyant parfois de l’autre côté de l’asphalte une vieille connaissance s’adonnant à la même inactivité, l’oeil humide. Les magasins, parfois dissimulés dans les maisons, regorgent, débordent de produits Nestlé, dont un employé, exhibant une tablette tactile détonnant face à l’antique calculatrice qui trône sur le comptoir, vient digitalement comptabiliser les stocks et enregistrer les commandes. Tap tap tap. Un par un, les produits qui sont exactement de même nature (du sucre et de la graisse de troisième zone, des additifs de synthèse) mais portent de noms différents avec des emballages colorés et alléchants, sont passés en revue et le tenancier émet le souhait d’en recevoir plus ou non. Cette scène et cette distribution, je la vois dans tous les pays depuis la France, quelle que soit l’isolation et la pauvreté apparente des villages et des territoires.
ar la technique est ce noeud invisible et coulant qui nous étrangle un peu plus fort chaque fois que nous la faisons évoluer par et pour le nombre (objectif de croissance, complexe de Prométhée, toujours plus). Ce qu’on pourrait appeler pséphiotélos (logique obsessionnelle du chiffre, du rendement, de la croissance infinie – pséphio : chiffre / télos : fin) est le rouage congénital de la société du nombre. La déshumanisation, sa violence intrinsèque. Abstraite, intériorisée, il n’est que plus facile d’en ignorer les filets qui aliènent. Les « pathologies » de l’individu moderne que les élites en charge de la reconduction du système, avec leurs outils de savoir/pouvoir, aiment originer dans une histoire personnelle, dans la faute propre, ne sont que symptômes psycho-organiques d’une violence structurelle mondialisée : d’une part l’usage fragmenté d’outils en vue d’une multiplication exponentielle des choses, qui n’a rien à voir avec le savoir-faire (la techné du connaisseur, dans les limites dynamiques d’un éco-système donné), d’autre part la domination intégrée (à tous les niveaux d’échange) des êtres sur les êtres et sur les choses, en vue de l’accumulation et du pouvoir, ce qui n’a rien à voir avec une éthique de la finitude (la maturité du vivant, qui se réalise dans la pratique, l’actualisation, de ses vertus potentielles, dans les limites d’un éco-système donné).
e jeunes bergers rassemblent les moutons dispersés sur les flancs de montagnes. Il est l’heure de rentrer au bercail, le soleil, pourpre disque derrière la brume, est sur le point de toucher l’horizon.
Alors, on ramasse des cailloux, et on les jette depuis les hauteurs, sur les bêtes. Pour qu’elles accélèrent le mouvement. On entend s’élever des bêlements plein de larmes du fond de la vallée.
evenons à notre X.
L’homme qui avait un jour défilé avec lame (tangente) et bicorne, repu de son mielleux et fumant porridge, commençait de rêver à son polygone. Or, n’était-il pas déjà en flagrant délit de démesure en tentant de se figurer un chef-d’oeuvre que, certainement, seule une retenue publique n’avait pas affublé de 10 000 côtés ? N’exprimait-il pas aussi, à travers la vision de ce milligone, l’étymologie en atteste (« goné », dans le sens secondaire de génération, naissance…), le vieux souhait d’une vie éternelle dans les mille générations qui suivraient ? L’ambition humaine étant si promptement prométhéenne, était-il encore étonnant que l’éthique de la mesure soit une tâche finalement si ardue…
Mais l’algébreux personnage frayait aussi sur d’autres terrains, il oubliait moins vite les vers que les formules, pouvait déclamer en grec des tirades homériques, réciter des strophes entières de Valéry. Et s’en trouver réellement ému, larme à l’oeil.
Le tracé manuel d’un motif à 1000 côtés dans les plis de la terre, n’était-ce pas là le souhait de léguer à sa millipostérité un modèle d’origami* unique, dont seul un regard sur le pliage entièrement achevé peut révéler toute la signification ? Et maintenant que nous l’avons imaginé, avons-nous vraiment besoin de le faire ? Je tiens pour à peu près certain qu’il y a plus de savoirs, de savoir-faire et de savoir-vivre, chez le poète que chez le calculateur.
*L’art de l’origami a été développé et véhiculé par les moines bouddhistes !
’ai soutenu auparavant la nécessité de physio-mythes contre les techno-mythes (article écrit en Pologne, lors de mon passage au « centre des Europes ») pour parer à la violence de la domination (technique, humaine, etc). Derrière ce jargon de technicien, il y a l’idée simple de récits constitutifs, de cosmogonies, à la mesure du vivant. Nicolas Korpanoff, alias Michel Strogoff (de Jules Verne), émissaire du Tsar traversant la Sibérie à cheval pour prévenir une attaque des peuples tatares, fait face, à un moment de son périple, au sabre. On lui brûle les yeux avec une lame chauffée à blanc, afin de l’aveugler. Qu’est-ce qui le sauve de la violence ? Ses larmes. Sécrétions organiques qui le préserveront de la cécité, « miraculeusement ». Physio-mythe contre techno-mythe : mille générations contre mille côtés, le cordeau contre le fourreau, la larme contre le sabre.