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Une traversée du Pamir en hiver

L’interview qui suit date de Janvier 2018, traduite en tchèque par Jan, elle a été publiée sur le site Kolobezkovyportal.

Tu as décidé de travers le Pamir en hiver. Pourquoi et comment cela s’est-t-il passé ?

Oui ! Après avoir traversé le Kazakhstan, j’ai rejoint Bishkek, la capitale du Kirghizistan. Parce que le pays est immense et que je ne disposais que de 30 jours en tant que touriste, j’avais aussi pris un train : une belle expérience que de sauter dans ces machines locales qui roulent très lentement à travers les terres arride des steppes : pour ma part, environ 20h de trajet durant lesquelles j’ai eu tout le loisir de partager thé et nourriture avec les familles, jouer avec les enfants, observer de respectables vieillards dormir pendant 10h d’affilée, devoir coopérer avec des chefs de wagon plus ou moins hostiles pour trouver une minuscule place pour le footbike…

La Pamir Highway, qui se situe en grande partie au Tadjikistan, est la seconde grand route la plus élevée au monde (après la Karakorum Highway qui relie la Chine et le Pakistan), et la seule à serpenter de façon continue à travers les Pamirs ; l’emprunter a toujours été dans mes projets. A cause de son histoire, de sa position géographique, de sa difficulté, de ses dangers et délices, elle est devenue une sorte de graal des voyageurs à deux roues et à Jeep. J’en étais donc toute proche mais relativement tard, si l’on considère l’été ou l’automne comme les meilleurs saisons pour la parcourir. Mais, d’un autre côté, devais-je y renoncer simplement parce que des personnes assises dans leur canapé auraient pensé que c’était contre-indiqué de s’y attaquer en hiver ? Je n’en serais probablement pas là où j’en suis aujourd’hui si j’avais réfléchi ainsi chaque fois que quelque chose semble peu recommandable par la doxa. J’étais attirée depuis un moment par l’expérience de conditions hivernales difficiles, et l’ajout de quelques compétences à mes capacités d’aventurière. De plus, après quelques recherches, je savais qu’il était peut-être même plus sûr d’y être pendant l’hiver qu’au début du printemps (l’aurais-je attendu), à cause des avalanches et glissements de terrain fréquents que provoque la fonte des neiges. Je savais aussi que le froid serait sec là haut, ce qui est mieux qu’un froid humide, et que les très grosses chutes de neige arrivent généralement en Janvier. J’ai donc pris ma décision sereinement. Malgré ce que certaines personnes pensent (et je dois dire que ce sont la plupart de temps des hommes), j’ai tout à fait conscience des risques existants et des situations respectives concernant les endroits où je décide de passer. Seulement, ce n’est pas parce qu’un risque existe qu’il faut éviter à tout prix la situation. Il en va de l’esprit même de l’aventure. Improviser le long du chemin ne signifie pas un manque de préparation, au contraire, l’improvisation rationnelle est, à mon avis, la marque de l’aventurier expérimenté, mais tout le monde ne saisit pas nécessairement cet esprit, ou ne souhaite pas en faire un principe pour sa propre vie.

As-tu été surprise par quoi que ce soit durant cette traversée du Pamir en footbike ?

Je savais que ce serait dur. S’y rendre en été en vélo est déjà réputé très ardu, au moins en ce qui concerne le haut-plateau qui constitue la partie oriental du Tadjikistan. Mais je considérais que la traversée du Kirghizistan en premier lieu (un pays à 80% montagneux également) pour rejoindre les portes du Pamir me préparerait en me donnant les premières leçons de la vie en extérieure dans un rude hiver. Ce fut le cas.

Je m’y rendais depuis Och, ce qui signifiait qu’il me fallait d’abord rejoindre ce plateau par une ascension bien plus abrupte que si j’étais venue par Duchambé (d’ouest en est). Et puis, mon équipement n’était pas vraiment au niveau des conditions qu’il me faudrait affronter : mon sac de couchage, après deux ans d’utilisation intensive était usé et montrait ses limites à 15°C, je ne pus obtenir de pneus à crampons à temps, et je n’étais pas équipée pour éviter la congélation de l’eau et des aliments. D’un autre côté, je connaissais quelques astuces de survie qui pouvaient aider, et j’avais anticiper des conditions hivernales depuis le tout début de ma vie sur la route (mini crampons à chaussures, barrières vapeur fait maison, etc). Mais nous touchons là à un sujet délicat qui mérite une dissertation en soi : pour affronter des conditions extrêmes, ou simplement moyennes, doit-on réellement être équipé du matériel dernier cri dont la notice et les arguments de vente affirment qu’ils sont indispensables à toute bonne opération ? Je crois qu’ici encore il s’agit essentiellement d’une histoire de doxa moderne. Pourquoi pas pousser à bout ce dont on dispose déjà, et que penser des façons traditionnelles de luter contre le froid, etc ; pourquoi pas mélanger les techniques, continuer d’être inventif sur la route. Le voyage est-il une question de déplacement tout confort sans aspect de survie (dans ce cas, les gens prennent souvent l’avion pour se rendre dans d’autres parties du monde lorsqu’arrive le froid), ou s’agit-il d’autre chose ? Chaque voyageur a ses propres raisons de voyager, et le fait à sa manière. Ma manière n’est pas seulement une exploration du monde, elle est aussi spécifiquement une exploration des moyens justes que l’on peut utiliser pour explorer le monde aujourd’hui. Pour faire court, une des leçons d’un cheminement contemporain en ce qui concerne la technique et le matériel tient en une anecdote : qui pense pouvoir observer comment les locaux kirghizes affronte le froid dans le but d’adopter leurs techniques, s’attendant à de la fourrure et des gants de cuir fait de leurs propres bêtes, découvrira dans la plupart du temps qu’ils portent des habits industriels en coton et des gants de latex… On en est à peu près là : sur la route, constatant la disparition des techniques traditionnelles et mesurés jusque dans les lieux et communautés rurales très isolées, il faut à présent inventer son propre rapport traditionnel au monde. C’est un défi intéressant pour un.e vagabond.e.

Pour en revenir à la traversée du Pamir.

Je me suis déshydratée assez vite, dormant à peine la nuit, tombant malade, progressant la plupart du temps sur la glace et la neige, grimpant lentement d’Och jusqu’à Kara-Kul, dans un climat de plus en plus froid. Avant d’entrer au Tadjikistan l’on passe par Sary-Tash, un petit village qui fait face au chaînon nord trans-Alai du Pamir. Je suis arrivée là déjà bien entamée par l’ascension depuis la vallée. Je souffrais déjà du froid la nuit, et commençais à sentir l’impact de l’altitude sur mes performances. J’y suis restée quelques jours pour récupérer et décider si j’allais m’attaquer plus avant au massif immaculé et imposant que j’observais depuis mon asile temporaire et chauffé, pour explorer le haut-plateau, dont je me doutais qu’il serait très dur à atteindre. Parce que je n’avais pas de solution pour obtenir un sac de couchage plus adapté très rapidement, j’ai décidé d’y aller, de voir jusqu’où je pouvais pousser l’équipement et moi-même. C’était maintenant ou jamais, car, les jours passant, il ferait de plus en plus froid et les grosses chutes de neiges bloquant le passage approchaient. Je pourrais toujours faire demi-tour vers Sary-Tash si la tâche devenait impossible ou menaçait ma vie.

Eh bien, la première nuit en tente après avoir quitté le hameau, je vécus probablement la nuit la plus atroce de tout le voyage. Il faisait -20°C, très venteux, et je fus malade jusqu’au petit matin. Non seulement j’étais frigorifiée dans mon sac, mais il fallait en plus me ruer toutes les heures dans la neige et les températures négatives pour expulser ce qui attaquait violemment mon organisme… Au lever du jour, je continuai la route, privée déjà de sommeil, déshydratée soudainement, pas dans la meilleure forme qui soit. J’avais le prochain col en tête, je songeais que si j’arrivais à le passer et entrer au Tadjikistan, j’aurais rejoint le plateau et la suite serait plus aisée. Je m’acharnai à marcher et à pousser ; il me fallut une journée et demi de plus pour arriver au sommet. Si je n’avais pas été accueillie par une famille dans leur improbable maison au milieu de nulle part, je ne suis pas sûre que j’aurais continué. Ce fut un moment absolument intense, je n’oublierai jamais cette soirée, cette nuit et ce matin passés avec eux, à partager les repas, les sourires et un toit. Ils avaient un nourrisson de 4 mois, et c’était fascinant de voir comment l’on s’occupait des nouveaux-nés ici, placés dans de somptueux berceaux de bois, ornementés, couverts d’épais tissus afin que ceux-là se calment, dans l’obscurité, comme les oiseaux ! L’enfant était emmitouflé dans un linge sévèrement enroulé. L’on apportait de grands seaux de glace afin d’alimenter constamment la réserve d’eau sur le poele, laquelle servait pour le thé, la cuisine, et l’hygiène personnelle. Dans la pièce attenante où je dormis cette nuit-là, l’on s’attelait au dépeçage, à la découpe et à la conservation d’un ovin qui fournirait la base des nombreuses soupes hivernales à venir. Le sang remplissait les bocaux, l’odeur était âcre.

Au poste frontière tadjike, les gardes furent très amicaux, ayant du mal à croire que je dormisse dehors en cette période de l’année. Ils furent heureux de m’accorder une demi-couverture lorsque j’en fis inhabituellement la requête. Cela ne suffit cependant pas à m’isoler beaucoup plus. La nuit les températures tombaient à -30°C, lorsqu’on n’y est pas habitué, l’impression est étrange de se laisser aller à l’obscurité lourde d’une froidure extrême. L’on peut sentir toute chose se figer en un instant, se glacer, saisi par une serre invisible et puissante, comme lorsque l’on image un ruisseau se changer en glace en un court moment, ou la lave se transformer en roche en un clignement de paupière. On n’a plus alors qu’à se laisser glisser dans la marmoréenne pénombre, et sentir, au plus profond de soi, la fonction et le pouvoir précieux de sa propre énergie tandis qu’elle est dépensée en chaleur et dispersée aussi vite ! L’on en vient vite à chérir et soupeser le moindre apport énergétique, dans chaque action, évaluant si la perte d’une telle vaut l’apport de l’autre (comme lorsqu’on fait fondre la neige dans le vent avec un réchaud, que l’on se refroidit à toute allure tout en dépensant du gaz, pour obtenir quelques centilitres d’eau).

Un chien est apparu à un moment, paraissant surgir de nulle part. Nous eûmes une étrange cohabitation lui et moi. Il n’a jamais accepté de venir dormir dans la tente sur mes pieds, ce qui aurait pu être une grande amélioration de nos conditions de sommeil à tous deux. Il me suivit néanmoins pendant deux jours, s’adaptant à mon rythme, tandis que je faisais parfois des pauses tous les 10 pas pour reprendre mon souffle (j’ai réconté cette histoire ici : « Doggy et le sombre lac« . J’ai parfois marché seulement 12 km de pente raide en une journée. Mentalement ce fut vraiment dur. Physiquement je perdais de l’énergie et me détériorait à toute vitesse. J’en vins à décider d’abandonner. Je venais de passer Kara-Kul et le plus haut des cols restait à venir, or la voie pour y arriver promettait encore plusieurs jours et nuits sans âme qui vive. J’ai estimé que je n’aurai pas la force ni assez de réserves pour y arriver, déjà grandement épuisée par la route depuis Och. C’est la première fois que je renonçais devant un obstacle. Ce fut terrible, moralement, mais la raison parlait. J’eus alors le plus grand mal à retourner au village de Kara-Kul, 20km en arrière, après un matin atroce, ayant dormi sous le chemin dans un conduit à bestiaux ouvert, le vent ayant sévi sans pitié pendant la nuit. J’arrivais tant bien que mal à atteindre la porte de la première guesthouse que je repérais, proche de l’évanouissement. Mais je récupérai vite, le « chai » fait des merveilles par ici. Et la chaleur du poele à charbon aussi. En fait, chaque fois que je songeai à arrêter là l’aventure (cela arriva plusieurs fois pendant ces quelques semaines), quelque chose de significatif arrivait. Je tombais sur un endroit ou une personne qui me permettait de récupérer un peu d’énergie, la plus petite rencontre avait cet effet incroyable. Alors, mon corps continuait d’avancer, d’aller plus loin, voir jusqu’où encore. C’est comme cela que j’ai continué, à Murghab (que j’ai atteinte grâce à un pick-up de chasseur pour passer le col d’Ak-Baital), et ainsi de suite, alternant entre ma propre propulsion et l’aide de camions, jusqu’à Dushambé, capitale du Tadjikistan. La perte d’altitude signifiait alors des conditions à nouveau plus faciles, et je pus longer l’Afghanistan sans grosse difficulté, bien que la progression sur glace, cailloux et chemins abîmés fut lente.

Somme toute, je considère cette traversée du Pamir comme un demi échec. Je ne suis pas contente de n’avoir pu le traverser entièrement par mes propres moyens. Mais je ne suis pas si mécontente de l’avoir atteint, d’y avoir survécu ces nuits et conditions extrêmes par -30°c avec l’équipement dont je disposais, après presque deux ans d’itinérance continue sur ma trottinette. Et grâce à l’aide précieuse de quelques personnes, de temps à autre, que je n’oublierai jamais. Quand j’y songe, je le referai dans les mêmes conditions s’il le fallait, car j’ai vu et vécu des choses surréalistes, des paysages immaculés que seul l’hiver en haute altitude peut offrir aux yeux, aux sens, à l’esprit, comme si j’avais atterri sur une autre planète et dans une autre galaxie.

Thanks Jan 🙂