Hongrie, mai 2016
Le chant du chevreuil
omment se fait-il que le chevreuil, cette délicate créature évoquant grâces, tressaillements et pudibonderies, émette l’aboiement le plus déchirant qui soit ? Son cri, pareille à une plainte rauque surgie du fond des âges, émeut jusqu’à l’immobile dormeur du val, provoque un frisson glacial, infecte l’innocent sommeil d’une inquiétude sans mesure. C’est un vagissement funèbre qui s’élève de son fin museau entrouvert, lorsque l’inspiration courte, l’oeil écarquillé dans la pénombre du bois, il hurle au danger, craignant la fin proche. Il parait porter de son vivant la connaissance morbide de son destin, gibier déchiqueté par les chiens, criblé de flèches ou de balles, conscient déjà de la perte de ses bois, de sa peau. Sa signature sonore est telle que longtemps, et avec une certaine frayeur quand approchaient de mon abri nocturne les grognements et le remue-ménage d’un animal qui fouit, je le pris pour sangliers que je mettais en fuite en me dressant hors de ma tente, couteau à la main et lampe allumée.
Ses parents cervidés peuplent fièrement l’imaginaire mythologique et religieux des humains sur tous les continents et dans toutes les cultures. La sage et farouche biche aux pieds d’airain accompagne Artémis, elle est la proie d’Hercule, fauve elle enfante Genghis Khan, écoute Buddha, peuple sagement la sylve celte, tandis que l’expansif et noble cerf, roi des forêts et dieu gaulois, puissance vitale, guide Hunor et Magor, symbolise le Christ et sa résurrection, est Brahma métamorphosé, ou Jaguar enseignant…
Quelle tragédie a réuni en leur gracile cousin l’infinie légèreté du bond à l’hideux glapissement, et l’a relégué au bestiaire secondaire ? Ses mugissements tiennent de la sinistre clameur : ni Orphée aux fines chevilles, ni cygne à la robe immaculée, il fait fauter la règle grecque qui voudrait qu’un bel être produise une belle impression. Ni Glück ni Saint-Saëns n’eurent pu écrire son lugubre récitatif. Nulle harmonie à contempler dans cette étrange alliance, sinon une réalité disgracieuse, que le vivant déraille et déroute.
Je prétendrais qu’une veille d’apocalypse, des hordes de chevreuils aboyant douloureusement seront les premiers à sortir des bois, de leurs longs bonds paniqués et minuscules sabots, froisseront sans se retourner blés des champs et fleurs sauvages en y laissant quelques gouttes de sang, bousculeront les enfants, se jetteront en hurlant contre les murs de briques de ceux qui les ont poussés aux abois.
Le coucou, dont on a honteusement oblitéré les accès de démence, émet lui régulièrement un contre-chant d’hystérique. Après huit ou dix doublons qu’on connait (cou-cou), une soudaine accélération a lieu, la tonalité s’égare, et le nombre de notes s’élève, passant à un triolet cinglé, répété deux ou trois fois. Puis, sûr que personne n’y a pris garde, il reprend son sifflement d’horloger.
Le faisan, que je qualifierais volontiers d’antithèse prosaïque de l’albatros, cet oiseau chéri des poètes, sait très bien détaler au sol, mais est incapable de battre trois fois de l’aile. Il pousse une manière de double caquètement strident, ce qui le rapproche par deux fois de ses cousins de basse-cour, peinant à s’élever plus haut qu’une planche en s’égosillant. Pullulant dans les plaines d’Europe centrale, le phasianidé sauvage s’occupe au ras du sol, à découvert ou dans les fourrés, et lance comme une crécelle deux notes sèches et pédantes (la seconde note ponctue rapidement la première plus soufflée) qui en font une proie facile. Je suis d’avis qu’on range ce gibier dans la volaille tant il appelle à la domestication. Son compère gaulois au caractère homologue, qui, il faut rétablir une vérité première, chante à toute heure, lui répondra sans nul doute avec la même élégance par une de ses vocalises de pétard mouillé : nombre de gallus gallus domesticus finissent leur phrasé comme s’ils avaient le gosier soudainement noyé, l’effet étant des plus ridicule.
Le petit village hongrois brasse à merveilles ses ruisseaux païens, chrétiens, nationalistes et globalisés. Le totem sculpté, souvent couronné d’un Turul (aigle-faucon messager des dieux) s’élève sur toute place, entre les édifices religieux et les mini-Coop ou super-Coop qui débordent d’aliments transformés, de sucres de synthèse, aux noms anglophones. La signalétique d’accueil et d’adieu, généralement illustrée d’une scène de vie en bois verni, affiche ses runes turco-mongoles (alphabet de l’Orkhon), auxquelles répondent, aux abords de chaque bâtisse de caractère en état, de grands panneaux détaillant les programmes de subventions européennes pour le maintien de la culture locale.