Italie, fev. 2016

Une arrivée à Trieste, ou Eurôpé sur le billard

C

omme pour prouver une fois encore comment la géographie en impose aux affaires humaines, à peine quittée la platitude du delta du Pô, à peine la terre se bossela-t-elle comme un tapis de laine rifaine qu’un géant eût négligemment repoussé du pied, à peine une forêt d’arbres persistants poussa-t-elle drue, de gros blocs de roches veinées saillirent-ils ça et là, que la toponymie, janusienne, se fendit aussi pour laisser paraître, aux côtés de sa veine latine, son profil slave.

Bilingue de son architecture jusque dans ses signalisations, le territoire ne cessa de me présenter ses rivalités gémellaires. Surgirent, plantés dans la fibre de verre éclatée qui jalonnait le parcours, dominant le dessus d’un étroit virage, prêts à bondir en embuscade, deux loups. Prends garde, intrépide arpenteur qui te prendrait à rêver ton âme slave ou saxonne, car Urbs ici veille, et te rappelant vaguement sa légendaire origine, t’annonce du même coup ce qu’il en coûterait de défier Auguste en Tergestum.

Ou tente-t-elle, là où se trace en toutes lettres l’énigme de la concaténation des lignages, de conjurer en vain les invasions barbares, de contenir sans succès ces flots mêlés qui irriguent, et irrigueront toujours, les terres fortement découpées de cet isthme eurasien ?

Et se peut-il, alors que je dévale enfin d’une traite la Strada Costiera tout droit vers l’antre de la tricéphale et gloutonne Trieste / Tergestum / Trst, vers mon orient jetant régulièrement mes regards, que la mer soit si calme, qu’y reposent sincèrement pacifiques ces cargos que nulle houle ni bora ne balance, se peut-il que l’Adriatique soit vraiment cette surface vaporeuse, cette plaine marine, apaisée comme l’épaisse et laiteuse boisson dans la tasse longtemps après qu’on l’y a versée, mais que s’en élèvent encore de brumeuses chaleurs ? Toi qui abritas peut-être des batailles plus sanglantes et plus rudes que celles qui couvrirent de vermillon et d’ébène calciné l’or blanc de l’arc alpin sous le pas des couronnes, et la semelle usée de soldats à l’épais manteau, se peut-il que tu dormes si profondément, si innocemment, que règne à présent la paix sur tes rivages et en ton sein ?

Eh, que croyez-vous ! Elle est aujourd’hui le théâtre de drames moins glorieux, et les yeux grand ouverts de frais cadavres au fond des eaux, entassés sur les adipocires armées ottomanes, grecques, italiennes, françaises et combien d’autres encore, pourraient en témoigner, à qui saurait lire dans le clignotement horrifié des miroirs de l’âme d’un macchabée.

Comme hier, et encore, comme demain, l’europe des Nations et des Identités est incisée en son physique péninsulaire par la circulation des sangs du globe : mouvements de populations répondant, en un énième rebondissement sur les bandes du corps-billard vermoulu, au forceps coulant de la serre impériale du Marché unifié, qui s’en va laisser choir lourdement chaque jour son lot de petits os et de mondes broyés. Le foyer, par éclatement naturel, ayant étendu ses logiques d’ivoire en presque tout point du tapis, est à présent strié de part en part de leurs repercussions obliques, incidences crayeuses sur le feutre plissé d’une table aux bandes de chêne d’Angleterre, de séquoia de Californie ou de pin des Landes.

Oui, car pour qui roule sa bosse en ses vallées émeraudes, la terre est plate comme le velours vert d’une partie américaine, déployée sur un imposant meuble de jeu éclairé d’un bas lampadaire en fusion ! Il s’échappe de son architecture dissimulée les volutes d’une fumée industrieuse et marchande, venant même obscurcir le néon solaire. On y suit avec des mirettes parfois embuées les rebonds sans fin des cultures et des faits, après que fut vaillamment secouée la première queue. Parfois, une bille tombe dans l’obscurité d’une poche, mais peut-être un Jupiter fébrile repêche-t-il alors la sphère et la remet-il au centre subrepticement parée d’une autre couleur et d’un autre chiffre, ou bien c’est un automate au mouvement perpétuel, ou encore un hologramme, et qui sait si le bruit des chocs de civilisations sonne réellement, et aux oreilles de qui ?

J’ai ouï dire que, pour contempler la rotondité tellurique qui nous tient lieu d’habitat, orbe céruléenne en chute libre et numérotée 3 (Mon Vélo Te Mènera Jusque Sur Un Nuage), il faut être marin perché au plus haut du grand-mât, ou pilote de chasse, quoique le pilote de drone ait récemment perdu ce privilège – c’est sans doute la cause de sa névrose existentielle, ou encore, astronaute, et bientôt, martien.

Mais parlons aussi de choses heureuses.

Savez-vous quelles sont les fleurs sur les plates-bandes non pas de billard cette fois, mais des pistes en macadam qui accueillent le pédicycliste arrivant plein d’impatience à Trieste, songeant à Joyce et à Rilke, à Jason et ses argonautes, à Vienne et à Bratislava ? Des jonquilles en hiver. Ma fleur favorite fut un temps. Leur éclat mordoré rivalise de puissance avec l’irradiante beauté de la ville que je découvre, car c’est mon tour de jouer.

Trieste, 22 février, Une vie simple, Europe Tour.